c'est plus difficile
Mais c'est bien plus beau
que la peinture à l'eau!
Pendant qu’avaient lieu tous ces évènements qui perturbaient la tranquillité du pays, la vie continuait malgré tout. J’étais de plus en plus éloignée de mes collègues de l’université. Je faisais bien encore quelques travaux d’édition, des traductions et des consultations occasionnelles, mais je travaillais le plus souvent à la maison. À mes moments libres, j’essayais de dessiner, mais les résultats étaient plutôt médiocres.
Jusqu’au jour où
ma nièce Natacha me parla des ateliers libres de l’Académie National des
Beaux-Arts, où elle avait fait de la céramique. L’idée me plut et je pus
m’inscrire aux cours de dessin et peinture qui se faisaient les mercredis et
vendredis matins, dictés par Benedicto Aiza. Le moment était venu d’accomplir
mes anciens rêves d’adolescente et de commencer une nouvelle carrière. J’avais
56 ans et suffisamment de temps devant moi.
Vue de la cour intérieure de l'Académie des Beaux-Arts. La moitié de maison qu'on voit est occupée par une école publique. |
Malgré les
conditions précaires de l’équipement pour suivre les cours, l’expérience fut
très intéressante. L’enseignement commençait évidemment avec les natures mortes – très mortes – puisque tout
ce que nous avions comme modèle était deux cruches en terre, une vieille
cafetière en aluminium et un charango défoncé. Nous avions donc décidé
d’apporter nos propres fruits et légumes. Plus tard les exercices devenaient
plus intéressants, lorsqu’il s’agissait de se lancer dans les portraits et les
dessins de nus. En fait, comme les ateliers étaient libres, tout le monde
faisait ce qu’il voulait, et beaucoup se contentaient de copier, bien ou mal,
des reproductions de tableaux de peintres connus.
Difficile de trouver une table ou un tréteau dont les pattes sont équilibrées |
Pour les nus, le
seul modèle professionnel à La Paz était Rosita, qui posait pour tous les cours
de dessin de la ville, et pas uniquement à l’académie. Nous devions l’installer
sur un matelas entouré stratégiquement de deux radiateurs électriques, pour
qu’elle ne meure pas de froid, et une des élèves apportait un thermos de
chocolat chaud à se partager. Les cours avaient lieu le soir, pour les élèves
avancés, et nous nous cotisions pour payer les deux heures de pose.
Il y avait aussi
des cours d’aquarelle et de pastel avec Isabel Espinoza, où nous faisions
surtout des portraits (chacun posait à son tour), puis un cours sur les « matériaux
artistiques » pour lequel il fallait tendre, clouer puis préparer les
toiles avec de la colle animale et de la craie moulue. Une vraie cuisine.
Au travail |
Avec quelques
collègues plus enthousiastes que les autres, nous avions organisé des cours
particuliers pendant lesquels Benedicto Aiza nous expliquait la composition, la
théorie des couleurs et le nombre d’or avec plus de profondeur. Les cours se
faisaient à la maison de l’un ou l’autre et s’accompagnaient d’un bon goûter.
Notre professeur se faisait beaucoup taquiner, à cause de ses mines sombres
d’artiste et ses dessins noirs, par ces dames qui voulaient lui faire reprendre
goût à la vie. Il appréciait notre compagnie, le café et les gâteaux. Ce sont
de beaux souvenirs.
Malheureusement
les ateliers libres furent supprimés deux ans plus tard, lors d’un changement
de directeur et de programme de l’école des beaux-arts, ce qui à mon avis fut
une grave erreur. Un peu plus tard je pus m’inscrire au cours organisé par
Keiko Gonzales à la Galerie « Tres es Arte » (Trois font de l’art).
L’atelier avait des propos moins académiques, plus libres et plus modernes, et
la créativité était mieux appréciée. A nouveau Rosita nous servait de modèle
pour les nus, mais il faisait beaucoup moins froid dans ce petit atelier. J’eus
aussi la chance de suivre un cours de créativité de Roberto Valcarcel, un autre
artiste bolivien bien connu.
Tout cela me
permettait de travailler à mon compte et je pus participer à quelques
expositions dans plusieurs galeries de La Paz, et même vendre des tableaux,
juste assez pour couvrir les frais d’exposition.
Mon modeste atelier |
Je vécus un
phénomène étrange: peu à peu, au cours des années, mes peintures devenaient
plus abstraites et plus lointaines, jusqu’à s’atténuer et finalement disparaître.
La peinture et les pinceaux furent remplacés par des ciseaux et de la colle,
puis par photoshop, et le travail se dématérialisait…
D’une certaine
façon, on pourrait dire que ma carrière de
peintre suivait quelque peu les mouvements de l’histoire de l’art, en commençant par le dessin classique du 19e siècle, pour passer
aux aquarelles de fleurs et de paysages, avec un court passage par
l’expressionisme, pour atterrir dans l’abstraction et finalement rejoindre
l’art contemporain, et se diluer dans un grand vide.
La famille grandit
Entre temps la
famille Morales-Belpaire avait considérablement grandi et je partageais
volontiers mon temps avec mes petits-enfants. Nous pouvions jouer aux légos,
organiser des concours de peinture, faire des promenades à la campagne, aller
manger des glaces avec toute la famille ou décorer des biscuits de Noël. Les
petits amenaient beaucoup de vie dans la maison.
Lorsque j’ai
montré ces photos aux enfants dimanche dernier, ils m’ont raconté leurs propres
souvenirs. Le premier commentaire était qu’on pouvait déjà détecter le goût
pour la gymnastique de Cecilia et Nicolas. Ignacio regrettait de ne pas être
sur la scène, il était sans doute trop petit. Emiliano se souvient surtout du
radiateur, et que le tapis de la petite salle de télévision était fort
glissant, j’espère que ses chutes n’impliquaient pas la rencontre de sa tête
avec le radiateur en question. En tous cas je ne me souviens pas d’un accident
de ce genre, ou il n’a rien dit.
Tous se
souviennent des cumulets qui se faisaient depuis le bras ou le dossier du
canapé, mais le plus grand amusement était de descendre à toute vitesse, et sur
le derrière (aïe), les marches en bois ciré de l’escalier. Ils aimaient bien
aussi monter sur la rampe et sauter de là sur le canapé, sans beaucoup de
précautions si quelqu’un y était assis, particulièrement si c’était leur oncle
Joaquín. Embêter l’oncle Pollo (Poulet), ainsi baptisé par Emiliano, était pratiquement
une obligation pour eux.
Artistes à l'oeuvre. En haut, de g. à dr.: Ignacio, Cecilia, Adrián. En bas: Emiliano, Nicolas, Valeria |
Parmi leurs
souvenirs il y a les dessins qu’ils faisaient avec leur grand’mère depuis
qu’ils étaient petits, avec toutes sortes de matériaux. Nous allions chercher
des feuilles sèches au jardin, et nous faisions de l’imprimerie avec des
demi-pommes ou des pommes de terre taillées. Quand les enfants se mettaient à
la peinture, il fallait une grande nappe en plastique et beaucoup de papier de
cuisine pour nettoyer les désastres, mais le plus difficile était de leur
apprendre à employer les poils du pinceau plutôt que le manche. Les vieilles
brosses à dents étaient très utiles aussi.
D’après ce qu’ils se souviennent, et
comme on peut voir sur certains dessins qui ont été gardés, Nicolas aimait
dessiner des robots, Cecilia des lions et des girafes, Emiliano des chiens ou
des vers de terre sur une patinette, et Ignacio des poussins. Adrian faisait
des bandes dessinées et des caricatures et Valeria préférait les paysages.
Cecilia et Emiliano jouent au légo, Nicolas fait des bulles, Ignacio joue aux blocs avec sa grand-mère, Valeria découpe des dentelles en papier, Emiliano mange une mandarine (pas le même jour) |
Les enfants me
racontaient aussi leurs souvenirs des après-midi passés à jouer aux légos, et
Nacho se souvient très bien des blocs en bois de toutes les couleurs et surtout
de leur tact un peu rugueux. Je les avais achetés pendant une foire artisanale
et ils étaient certainement fabriqués à la main et pas très bien finis.
Certains modèles
de légo construits par Joaquín étaient intouchables et les enfants pouvaient
les admirer chaque dimanche quand ils venaient à la maison. Ils se souviennent
par exemple du bateau pirate, du hangar pour navettes spatiales et des avions,
constructions qu’ils essayaient d’imiter, comme ils essayaient d’imiter tout ce
que faisait Joaquín.
Le jardin des
grands-parents était le meilleur endroit de jeux, et les petits fruits durs des
eucalyptus les meilleurs projectiles. Tant que le jeu de légo eut des roues (il
n’en reste plus une seule maintenant), on pouvait construire des voitures qui
servaient à faire des courses, en descendant la pente du jardin. Le gagnant
était celui dont la voiture se démolissait le moins et les légos en sortaient
pleins de terre. Le dénivellement servait aussi à lancer des personnages de
légo ou de playmobil munis d’un sac en plastique à manière de parachute.
Jeu de yu-gi-oh avec Valeria, Adrian, Nicolas et Ignacio |
Lorsqu’ils
furent un peu plus grands, les jeux de société avaient également du succès.
Nicolas gagnait inévitablement au Monopoli et Ignacio au Clue. Quand on sortait
le Scrabble, les parents participaient parfois et c’était Manuel, le père de
Cecilia et Emiliano, qui ramassait tous les points.
Dans la mesure
où ils s’approchaient de l’adolescence, les jeux changeaient, les cartes de
yu-gi-oh et les jeux sur internet envahissaient la vie des enfants et leur
grand’mère perdait bien sûr de son importance, sauf quand il s’agissait de
manger.
D’après les
intéressés, à la Noël il fallait prétendre que la fête ne se centrait pas du
tout sur les cadeaux, en attendant sagement qu’il soit minuit pour pouvoir
enfin crier de joie, ouvrir les paquets empilés en-dessous de l’arbre, et avoir
enfin accès aux jouets. Les préférés de Nicolas étaient les Bionicles, Ignacio
aimait tout ce qui avait rapport au football, Adrian et Valeria préféraient,
d’après leurs cousins, les cadeaux étranges et originaux. Cecilia et Valeria
aimaient les peluches, mais pas les poupées. Lorsque Joaquin revenait en
vacances pour la Noël, il ramenait d’Europe de merveilleux cadeaux pour ses
neveux.
Les cousins ne
se voyaient pas tous les dimanches. La famille Navarro resta cinq ans à
Louvain-la-Neuve où Isabel préparait son doctorat, et les Rodriguez habitaient
Cochabamba. Mais quand les six gamins se rencontraient, c’était toujours la
fête.
Le
cousin Evo
Mais retournons,
après ce léger intermède, aux évènements politiques de la Bolivie.
Lorsque mon
beau-frère Rolando Morales rencontrait Evo Morales, il le saluait d’un « Salut
cousin », mais il n’y a aucune parenté. Morales est un nom assez courant
en Espagne et en Amérique Latine. En décembre 2005, Evo avait gagné les
élections présidentielles avec une majorité sans précédent de 53,7% des voix.
Ce n’était pas un inconnu : il avait été député pour sa région depuis
1997, et avait obtenu des résultats surprenants aux élections présidentielles
de 2002, avec près de 20% de votes, très proche de Gonzalo Sanchez de Lozada y
Manfred Reyes Villa. L’ambassadeur américain avait donné un coup de pouce à la
campagne électorale du MAS, en insinuant qu’il allait nous retirer l’aide de la
coopération américaine si Evo était élu. L’effet fut évidemment opposé à ce
qu’il escomptait.
Cette fois, en
décembre 2005 et après les gouvernements intérimaires de Carlos Mesa et Eduardo
Rodríguez, sa victoire était très claire.
Quand Evo jura à
la présidence en janvier 2006, beaucoup de boliviens croyaient qu’il pourrait
enfin sortir le pays de la crise. Ils misaient sur le fait que s’ils
choisissaient un des agitateurs les plus récalcitrants comme président de la
République, les choses allaient enfin se calmer, supposant que ses adeptes
n’organiseraient désormais plus autant de manifestations dans les rues ou
d’interruptions sur les routes, en ayant un accès plus direct au pouvoir.
Beaucoup
s’identifiaient avec le personnage, Juan Evo Morales Ayma, l’enfant de paysans
pauvres de l’altiplano, qui avait fait son chemin comme cultivateur de coca au
Chapare, après avoir été trompettiste dans une fanfare à Oruro, et être devenu
dirigeant syndical à cause de son habilité au football, puis député avec la
presque unanimité des voix de sa région.
Sa réputation de
père irresponsable, grand coureur de jupes, mais très travailleur, en faisait
quelqu’un de proche, quelqu’un comme eux. Son pull à rayures avait conquis
jusqu’au roi d’Espagne pendant une visite très peu protocolaire.
Les
organisations non gouvernementales qui travaillaient en Bolivie, le plus
souvent avec l’aide des pays européens, avaient aussi énormément fait pour
pousser la candidature d’Evo Morales, que d’ailleurs la participation populaire
de Goni avait rendue possible. Il y eut également des rumeurs, non confirmées,
qu’y ait eu des apports monétaires du trafic de drogue à sa campagne.
Plusieurs de nos
amis bourgeois prétendaient qu’il fallait voter pour Evo parce qu’il n’allait
pas durer trois mois au pouvoir, et que son incapacité de gouverner allait servir
de vaccin au pays contre d’autres aventures populistes.
Eh bien, ils se sont trompés : en 2010, Evo Morales allait gagner de nouvelles élections avec une grosse majorité, et le 12 octobre 2014 il se présentait à un troisième mandat successif (ce qui est inconstitutionnel). Cela fut rendu possible, soit dit en passant, parce qu’il dispose à sa guise de tous les moyens et les pouvoirs du gouvernement, y compris le judiciaire, le législatif et l’électoral. Actuellement, après avoir obtenu en 2014 61% des voix, il compte modifier une fois de plus la constitution pour obtenir un quatrième mandat en 2020.
Il faut
reconnaître que le gouvernement du MAS
(Movimiento al Socialismo) est parvenu à augmenter le sentiment
d’inclusion de la population indigène bolivienne et a pu réduire fortement les
indices de pauvreté dans le pays. L’économie a prospéré pendant ces dix années
grâce aux prix internationaux élevés des hydrocarbures et des métaux.
Malheureusement le pays est retourné à un modèle d’exportation de matières
premières et les seules autres activités économiques qui aient connu une
croissance, en dehors du gaz, les minerais et le soya, sont les secteurs
informels et les petites échoppes (petites entreprises familiales, textiles ou
coopératives minières artisanales) et illégaux (contrebande et sans doute
cocaïne).
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