mardi 10 février 2015

Banzer s'en va



La fin du septennat de Banzer

Pendant la longue période du premier gouvernement de Banzer, les espaces de liberté relative se limitaient aux universités boliviennes et aux veillées de chansons folkloriques, en particulier la Peña Naira, un café de la ruelle Sagarnaga. A un moment donné, le recteur de l’université d’état où je travaillais avait décidé de mettre à la porte tous les profs étrangers, soupçonnés d’être tous des rouges. Je dus remplir une déclaration comme quoi j’étais bolivienne par mariage – j’avais la double nationalité –, qui arriva, je ne sais comment, de la part des services de la police politique au consulat de Belgique. Du coup, madame la consulesse, qui était très bien avec les fascistes, décida de me retirer la nationalité belge. Cela m’a pris cinq ans et une décision du Tribunal Suprême à Bruxelles pour pouvoir la récupérer. Juan Antonio était pendant ce temps professeur d’économie à l’université catholique et moi je continuais à enseigner la biologie à la UMSA.


En haut, les professeurs de l’université catholique avec le recteur, monseigneur Genaro Prata.
En bas, soirée avec des amis péruviens à la Peña Naira.

Fin 1977, le gouvernement militaire de Hugo Banzer était usé, l’économie du pays dégringolait et la dette extérieure s’accumulait de plus en plus rapidement. Le général avait toujours rêvé d’être un président légitime, ce qu’il allait d’ailleurs obtenir vingt ans plus tard, et décida d’organiser des élections où il serait lui-même candidat. Il allait changer d’avis le 30 novembre et nommer son ministre de l’intérieur, le général Juan Pereda Asbún, pour qu’il se présente aux élections à sa place. Il pensait pouvoir le contrôler facilement et garder le pouvoir derrière le trône. Ce n’allait pas être le cas.

Le 21 décembre Banzer déclara une amnistie pour donner une apparence de normalité au pays et lancer la campagne électorale, permettant aux quelques milliers d’exilés de retourner en Bolivie, avec l’exception de 348 « extrémistes ». 

Dans la liste des proscrits il y avait la plupart des syndicalistes mineurs et paysans, des politiciens de plusieurs partis, particulièrement ceux qui auraient pu être d´éventuels candidats oppositeurs aux élections, beaucoup d’étudiants universitaires et aussi une série d’enfants, dont un fils de notre ami Franz Barrios, qui avait 9 ans et représentait – il faut croire – un grand danger pour la République. Les gens étaient furieux et déçus par les faux espoirs suscités, et quatre femmes de mineurs avaient commencé une grève de la faim pour réclamer une nouvelle amnistie, sans restriction cette fois. Commencée le 28 décembre, la grève allait durer 21 jours et gagner chaque jour des centaines d’adeptes, dépassant bientôt le millier de grévistes de la faim (certains disent trois mille) dans toutes les villes de pays. Banzer dût céder à l’opinion publique.

Reconnaissables, à droite: les jésuites Luis Espinal et Xavier Albó, puis Domitila Chungara, femme de mineur et auteur du livre « Si on me laissait parler ».

Les élections eurent lieu le 9 juillet 1978 comme prévu, mais ce fut une énorme fraude. Les papiers verts s’étaient multipliés comme les petits pains et les poissons de Jésus Christ. Pereda, qui était sorti gagnant avec 50,3% des voix, avait fait annuler les élections, parce que la tricherie était bien trop évidente. 

Comme beaucoup d’électeurs étaient analphabètes, chaque parti avait alors sa couleur et son bulletin séparé: vert pour les militaires, rose (Mouvement Nationaliste Révolutionnaire), orange (Union Démocratique et Populaire), jaune et blanc (Parti Démocrate Chrétien), etc. Chacun déposait dans l’urne le papier de couleur de son choix (dans une enveloppe fermée), ce qui permettait plusieurs possibilités pour frauder: faire disparaître les papiers des opposants et ne laisser sur la table que les siens, donner aux paysans des enveloppes remplies et fermées d’avance en leur disant que « le vote est secret », bourrer les urnes avant ou après les élections… 

Maintenant cette forme de fraude n’est plus si facile : tous les partis et leurs couleurs apparaissent sur un bulletin de vote unique et les listes d’électeurs sont bien contrôlées par des citoyens tirés au sort. Mais comme nous avons vu récemment, il y a d’autres moyens pour arranger les résultats.



Cette fois-là, quand la cour électorale était arrivée à 69% du décompte, il y avait déjà plus de votes déposés que d’électeurs. Après avoir fait annuler les élections, Pereda avait menacé de bombarder le palais présidentiel depuis son avion, s’il n’était pas nommé immédiatement président par ses compagnons d’armes. Pour empêcher l’ancien président d’interférer avec le nouveau, Banzer fut envoyé en exil doré, nommé ambassadeur à Buenos Aires, et fit ses adieux à chaudes larmes. Pereda lui-même fut bientôt renversé, à peine quatre mois plus tard, par le général David Padilla, qui voulait organiser des élections pour l’année suivante.


Hernán Siles Suazo et Victor Paz en seraient les gagnants, avec peu de voix de différence. Le congrès devrait décider lequel allait devenir président. Les deux candidats, anciens protagonistes de la révolution de 1952, se détestaient cordialement et aucun ne voulait céder à l’autre. Après trois jours pendant lesquels chaque parti essayait de séduire les députés de l’adversaire, le Congrès était finalement arrivé à un compromis : le président du Sénat, Walter Guevara, également un ancien révolutionnaire de 52, allait être nommé président de la République pour un an et organiserait de nouvelles élections en 1980.

La danse des présidents boliviens (1971-1980) :
En parachute , David Padilla, en avion, Juan Pereda, en tank, Alberto Natush, en taxi, les civils Lydia Gueiler et Walter Guevara. A cheval, Luis García Mesa, et en train, Juan José Torres et Banzer.

La Toussaint

La Toussaint et surtout le lendemain, le 2 novembre, est une fête importante en Bolivie. Un peu moins coloriée et joyeuse qu’au Mexique, la fête des morts est une occasion pour réunir la famille et servir un repas aux défunts. Les femmes cuisinent tous les plats qu’ils aimaient manger en vie et préparent des pains spéciaux en forme de bébés morts, ou qui représentent d'autres personnes décédées de la famille, d’échelles pour monter et descendre du ciel et de petits chevaux pour faciliter le voyage des âmes. 


Toutes sortes de fleurs, de friandises et de longues cannes à sucre sont disposées sur des espèces d’autels dans les maisons, où les morts arrivent sur le coup de midi le premier novembre, pour repartir le lendemain à la même heure, quand le pique-nique et la famille se déplacent vers le cimetière pour les y accompagner. On demande aux mariachis ou autres musiciens de jouer une petite chanson d’adieu et les gamins de rue récitent des notre-père et des ave-marias en échange de pains ou de bonbons. La fête termine avec les tombes ornées de fleurs en papier de couleurs criardes, qui peu à peu se déteindront sous les pluies de novembre. Seuls les morts qui sont décédés dans les trois dernières années ont droit à ce traitement, les plus anciens sont oubliés. Beaucoup croient que les âmes se sont incarnées dans de nouveaux bébés au bout de ce temps et que si on fêtait ces âmes, les bébés en souffriraient.

Deux semaines en novembre

Le premier novembre 1979, les éternels complots du MNR « historique » de Victor Paz et Guillermo Bedregal avec les militaires, cette fois avec le colonel Alberto Natusch Busch, qui se considérait un militaire démocratique, allaient occasionner un massacre. 

Comme nous l’avons vu, Walter Guevara était alors président intérimaire, nommé par le Congrès après d’inutiles efforts pour obtenir une majorité, soit pour Victor Paz, soit pour Hernán Siles Suazo. Mais le Docteur Guevara trouvait qu’un an était trop peu de temps pour redresser l’économie et organiser des élections en même temps. En plus il avait remporté une grande victoire internationale en obtenant l’appui de l’Organisation des Etats Américains, réunie à La Paz, à l’éternelle cause maritime de la Bolivie. Il voulait donc rester encore une autre année au pouvoir, en profitant de sa relative popularité.

Les délégués de l’OEA étaient à peine retournés dans leur hôtel que le coup éclata. Ils allaient y rester bloqués une semaine à cause des combats de rue, jusqu’à ce que l’armée pense à organiser une caravane pour les emmener à l’aéroport. Au début Natusch Busch prétendait maintenir le Congrès en fonction, la presse libre, et croyait qu’il pourrait prendre le pouvoir sans violence. Il se trompait. 

Les députés, à l’unanimité pour une fois, dénoncent le coup d’état, chantent en chœur l’hymne national et rentrent chez eux, refermant eux-mêmes les portes du parlement. Les radios appellent à la résistance, Guevara se déclare en clandestinité, les étudiants, les ouvriers et les marchands de rues commencent une manifestation spontanée, la Centrale Ouvrière décrète une grève générale et indéfinie et le gouvernement américain de Jimmy Carter refuse de reconnaître le nouveau régime. Des barricades se lèvent à San Francisco. 


La répression commence le premier et se calme un peu le second, jour férié. Le trois novembre, un malheureux imbécile s’amuse à tirer sur les gens depuis un hélicoptère de l’armée et sème la panique, d’abord dans le marché de Villa Fatima et puis dans les autres quartiers pauvres de La Paz. De notre maison en haut de Sopocachi, nous pouvons le voir passer devant les fenêtres et écouter les coups de feu. A midi, deux avions de chasse attaquent les manifestants à la mitraillette. Le peu d’enfants qui sont encore en rue imitent le bruit avec leur taca-taca, un jeu qui consiste de deux boules de bois reliés par une ficelle et qu’on frappe rapidement contre le trottoir.

Les aliments manquent, la grève continue, les banques sont fermées, personne n’a plus d’argent. Il y a toujours des manifestations sporadiques, menées principalement par des groupes d’étudiants universitaires. Il y a des tanks partout dans les rues du centre et des franc-tireurs sur les toits.

Entre-temps des négociations ont bien cours, avec l’intermédiation de l’église, mais les forces armées sont divisées et il n’y a toujours pas d’accord. Il est clair que Natusch doit renoncer à la présidence pour permettre une solution. Mais personne ne veut accepter le retour de Guevara. Ce ne sera que le vendredi soir, 16 novembre, que Lydia Gueiler, présidente de la Chambre des Représentants, jure comme présidente de la République, la seule femme qui ait occupé ce poste jusqu’à présent. La Bolivie retrouvait une normalité relative, du moins pour quelques mois, jusqu’au 17 juillet de l’année suivante, quand le général Luis García Mesa allait instaurer sa « narco-dictature » pour les deux prochaines années. Pendant cette période, les militaires continuaient à conspirer et un groupe de paramilitaires avaient cruellement torturé et assassiné le père Luis Espinal, jésuite de gauche, journaliste et critique de cinéma. 

Le coup d'état de Natusch avait donc raté, après avoir fait une centaine de morts, mais Victor Paz était relativement content. Au moins, « il avait pu emmerder Guevara », comme il disait.

Pendant ces quinze jours, j’étais seule avec les enfants. Juan Antonio avait été invité en septembre 1979 par l’université de Boston pour y donner un cours, et il était prévu que j’aille le rejoindre en décembre, à la fin de l’année scolaire, en laissant les enfants à Cochabamba chez leurs grands-parents pour les vacances. 

Les marchés étant vides et les magasins pratiquement fermés, s’alimenter devenait un problème à La Paz. Heureusement nous avions des amis, Jaime et Angeles Peñaranda, qui habitaient tout près. Pour épargner le gaz et les provisions, nous prenions les repas en commun, un jour chez eux, un jour chez nous, avec ce que nous pouvions trouver à manger ce jour-là. 
 
Après que tout se soit finalement calmé, et l’année scolaire terminée, je pus voyager en décembre comme prévu, mais je gardais la phobie des hélicoptères qui survolent Boston toute la journée pour contrôler le trafic routier. J’ai eu du mal à me débarrasser de cette frayeur qui me donnait envie de me cacher sous la table.

Nous devions retourner à Cochabamba pour la Noël, mais arrivés de Boston à New York, il n’y avait qu’une seule place dans l’avion pour continuer le voyage, parce qu’ils avaient survendu les billets. Juan Antonio dut rester à New York jusqu’après la nouvelle année. Heureusement que nous avions des amis qui l’ont logé pendant cette semaine, qu’il a passé à Greenwich Village avec Pepe et Lynn Ipiña. A part les cafards qui envahissaient leur cuisine, il ne devait pas être trop mal loti. En tous cas il adore toujours New York, et Greenwich Village en particulier.

Petite bibliographie

A part ma mémoire, qui est bien sûr faillible, je me suis basée sur les sources suivantes:  


De Torres a Banzer. J. Gallardo Lozada, 1972. (3ª ed. 1991).
El prisionero de palacio. Irving Alcaraz, 1983.
Han secuestrado al presidente. G. Prado S. y E. Claure, 1990.
Bolivia en el siglo XX. F. Campero Prudencio (ed.), 1999.
El dictador elegido. Martín Sivak, 2001.
De la UDP al MAS. El enigma constituyente. R. Sanjinés Ávila, 2006.
Bolivia en blanco y negro. Fotografías del Archivo de La Paz, 2013.

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