Lectures d’enfance
J’appris à lire et à écrire d’abord en néerlandais, maman me donnait des
classes avec un cahier où elle avait fait des dessins et écrit le mot
en-dessous, en grandes lettres que je devais copier. C’est elle qui nous
préparait pour la première année primaire, nous n’allions pas à l’école
gardienne.
Nous apprenions donc les lettres composées : koe, la vache, moe,
fatigué, puis stoel, la
chaise, bloem, une fleur, boek, un livre, broek, la culotte.
En troisième année, à huit ans, j’eus enfin la permission de lire en
français (l’idée était d’éviter les confusions d'orthographe, chose que j'apprécie), et depuis lors le monde
s’ouvrait devant moi. Dans le bas de la grande armoire en chêne du bureau il y
avait la collection presque complète de la « bibliothèque rose » avec
Sophie Rostopchine, comtesse de Ségur (1799-1874) comme auteur
principale, et malgré leur goût un peu rance je me délectais avec les malheurs
de Sophie, les petites filles modèles, les vacances, le bon petit diable, les
mémoires d’un âne et le général Dourakine.
L’histoire illustrée du petit garçon qui ne voulait pas manger sa soupe
et qu’on avait dû enterrer dans la soupière, les contes en images et souvent
effrayants des frères Grimm ou de Pérault faisaient également partie de notre
enfance.
Un peu plus tard, il y avait les grands et lourds volumes de Jules Verne
et ses voyages extraordinaires, et les aventures les plus incroyables
devenaient réelles. L’île mystérieuse était ma favorite, Matias Sandorf
m’initiait à la politique révolutionnaire, Michel Strogoff me faisait pleurer à
chaudes larmes et le Voyage autour du Monde en 80 Jours me faisait rêver d'évasions.
Nous dévorions aussi chaque semaine les magazines Journal de Tintin et
celui de Spirou, et papa nous achetait les albums Tintin quand ils sortaient, mais il
avait toujours le droit de les lire en premier. Les vieux magazines Tintin
étaient reliés par années et se trouvaient au grenier, où on relisait avec
plaisir, encore et encore, nos bandes dessinées favorites.
Les Suske et Wiske (Bob et Bobette en français, mais il faut les lire
dans l’original pour pouvoir les apprécier) devaient par tradition être offerts
par le dernier levé à la saint Silvestre, le 31 décembre. D’habitude papa se
levait tard ce jour-là, parce que de toute façon nous n’aurions pas eu d’argent
pour acheter l’album en question. C’était comme un jeu où il avait à l’avance
décidé de perdre.
J’ai chez moi le Dictionnaire de la Conversation en 22 volumes, publié
en 1840, et provenant de la bibliothèque de mes parents, et il me reste
beaucoup à lire et à m’instruire là-dedans. J’aime surtout le langage précieux
que les auteurs utilisent. Par exemple, les écrivains de mémoires sont
pourfendus sans pitié. C’est aussi très instructif à comparer avec le
« Dictionnaire des Idées Reçues » de Gustave Flaubert, à peu près de la même époque.
J’ai toujours été un rat de bibliothèque et je suis capable de lire plusieurs fois le même livre (en laissant passer un peu de temps), j’y retrouve toujours le même plaisir.
J’ai toujours été un rat de bibliothèque et je suis capable de lire plusieurs fois le même livre (en laissant passer un peu de temps), j’y retrouve toujours le même plaisir.
Les spectacles
Faire partie d’une famille nombreuse nous permettait d’avoir notre
propre troupe de théâtre. L’opéra comique « La belle Hélène » en
particulier fut tout un succès. Préparé avec beaucoup de soin, sans doute en
honneur de papa à la Saint Etienne, et présenté au grenier, il y avait des
murailles en carton et un cheval de Troie fait avec des chaises couvertes d’un
drap, dont surgissaient tout à coup les grecs, je veux dire Anne. Il y avait
même un rideau.
Acteurs et figurants, en robe de nuit (pardon en peplum) ou en tenue de
soldat grec ou troyen, chantaient à tue-tête, mais Achille et Priam ne se comprenaient pas (du moins dans la
pièce) : les grecs chantaient en français, les troyens en flamand, ou le
contraire. Belle allégorie de la guerre. La pièce était magnifique. Je ne sais pas si j’ai bien tenu mon rôle d’Hélène,
je n’avais d’ailleurs pas grand-chose à chanter, j’étais trop petite.
Jouer au théâtre ou fabriquer des têtes de marionnettes en papier mâché avec
Jacquot était une des occupations préférées en hiver et le grenier était
l’endroit idéal pour ce genre d’activités, avec un théâtre de marionnettes installé
presque en permanence entre les poutres. Mais l’endroit servait aussi à
conserver les poires William et Conférence et les pommes bien rangées sur les
claies en bois où elles se ridaient doucement. Tout cela parfumait le grenier
d’une façon délicieuse, sauf quand il y avait une pomme pourrie (qui
contaminait les autres, d’après le dicton bien connu).
Il y eut même un défilé de modes dans le garage (il devait pleuvoir ce jour-là) avec les costumes historiques
des grands personnages de l’histoire et un narrateur qui faisait des
commentaires humoristiques. Du moins c’était l’intention, mais le public n’a
pas beaucoup ri. La comédie est décidément moins facile que la tragédie.
En faisant le ménage
Evidemment il n’y avait pas tous les jours une pièce de théâtre. Une
partie de nos journées, quand nous n’étions pas en classe, se passait à la
cuisine, soit à aider Maria à écosser les petits pois ou gratter les carottes,
soit à essuyer la vaisselle de notre nombreuse famille ou à repasser les
serviettes ou les mouchoirs (c’est-à-dire, les choses plates, carrées et donc
faciles).
Maria faisait marcher son poste de radio à tout casser et nous chantions
par cœur tous les refrains ultra-sentimentaux qu’elle écoutait à longueur de
journée. Une des histoires les plus tragiques était celle d’une petite fille
qui avait imploré pendant plusieurs strophes ses parents (très pauvres
évidemment) de lui acheter un ballon. Finalement elle avait obtenu ce qu’elle
voulait tant, mais en allant jouer dans la rue avec son tout nouveau ballon
elle s’était fait écraser par une voiture. Snif snif… Les autres chansonnettes
concernaient des soldats qui faisaient la garde à la caserne en pensant à leur
fiancée et autres rengaines sirupeuses dans le genre.
Maman cuisinait très bien et nous avons tous appris ses recettes, y
compris les garçons. Certaines venaient de générations lointaines de
cuisinières, écrites à la main dans un cahier à couverture de moleskine noire
et parlaient de six douzaines d’œufs, de litres de crème et de kilos de beurre,
chose qu’on n’imaginerait plus pouvoir digérer maintenant.
Dans cette grande cuisine, les légumes venaient pour la plupart du
potager, et le boulanger et le boucher livraient à domicile. Pour l’épicerie, on
pouvait aller à pied au « Zonneke » pour les choses assez courantes
ou bien en vélo au « Raap ». Maman avait un vélo avec deux grands
sacs pendus de chaque côté du porte-bagage et allait en bicyclette au marché du
jeudi, sur la Grand-Place de Saint Nicolas. Le porte-bagage servait aussi à
transporter les enfants, avec un pied dans chaque sac.
Nous avions d’ailleurs tous des vélos, véhicule indispensable pour aller
à l’école, chez les guides ou à la piscine.
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