samedi 6 septembre 2014

Un monde bilingue





Linguistique


Comme vous l’aurez sans doute remarqué dans les pages précédentes, mon enfance était bilingue. En Flandres les familles « bien » étaient francophones, point. D’ailleurs mon nom de famille est d’origine française. On parlait flamand à l’école, avec les servantes (oui, on disait servantes à l’époque, sans complexe), dans les magasins de Saint Nicolas et dans les fermes des environs, où on achetait le lait, le beurre, les pommes de terre et les œufs.




Entre les frères et sœurs tout ça faisait un joli mélange, vu que les mots liés à l’école se disaient en flamand et les choses qui avaient un lien avec la maison étaient en français. Ça donnait dans le genre « J’ai oublié mon schrift et mes potloëden dans ma chambre » ou « Maria m’a fait une buot’ram avec du platte koas ». Tout le monde comprenait. 

Mes enfants ont répété le phénomène, cette fois en mélangeant le français et l’espagnol – pendant un séjour à Boston, le français et l’anglais. C’est merveilleux comme on peut jouer sur les nuances des mots quand on a plusieurs langues à sa disposition.

Mon mari – qui ne parle pas flamand – a adopté les termes « sukkelieir » et « zieverieir », qui sont intraduisibles. Le patois saint-nicolasien demanderait une description à part, mais je ne suis pas vraiment qualifiée pour la faire. Le manque de pratique se fait sentir. Dans les magasins, à part les éternels « dag madam, merci madam, dag madam, merci madam, dag madam » quand on entre et quand on sort, les vendeuses traitaient maman de « madam men schoap » pour montrer leur gentillesse et leur sens commercial.
Dans les magasins de La Paz on me disait « mi amor » ou « corazón » mais cette habitude s’est perdue. Depuis qu’il y a des supermarchés, les relations entre clientes et vendeuses ne sont plus les mêmes.
 
Scène de famille

« Je vous salue Marie, pleine de grâce… » - tous récitent. Il est neuf heures du soir quand Étienne Belpaire appelle tout le monde au salon pour l’obligatoire prière du soir. Etienne égraine son chapelet assis dans son profond fauteuil de velours rouge passé, Lili est dans l’autre fauteuil, juste un peu plus petit, placé de l’autre côté du poêle à charbon Belpaire (« le bonheur dans la maison » d’après la publicité). Les enfants sont amassés sur le canapé en face ou assis sur des chaises à haut dossier et colonnettes. Dans les coins, deux fauteuils d’évêques où on ne s’assied pas, ils sont très droits, durs et inconfortables. Seule bonne-maman s’y asseyait parfois, quand elle venait en visite, ce qui n’arrivait pas souvent.


Il fait chaud dans la pièce, surveillée par deux très hautes armoires anciennes dont les vitrines sont remplies de souvenirs, de vaisselle décorative provenant de l’un ou l’autre héritage. La pendule d’ancêtre tic-taque bruyamment. Une petite photo de ma sœur Pierrette, morte quand elle avait deux ans, nous regarde de son cadre d’argent placé devant la vitrine. 

La petite table du milieu est certainement centenaire et montre à chaque coin une tête de lion avec un grand anneau de cuivre dans la gueule. Elle a été transformée en table basse, tout simplement en sciant les pattes par le milieu. Du même ensemble de meubles à lions proviennent les vitrines et la table à rallonges qui se trouve près des fenêtres. 

Cette table sert pour les grandes occasions, quand tous les oncles et tantes, cousins et cousines sont là pour un baptême ou une communion. La table est alors placée dans le hall, ou bien on ouvre les portes vitrées entre le salon et le bureau pour la mettre en travers. Les jours ordinaires, ramenée à sa plus petite taille, elle sert aux jeux de société. 

Tous les frères et sœurs ne sont pas toujours là pour dire le chapelet. Anne et Nénette sont en pension à Bruxelles, au Berlaimont, et ne rentrent que le weekend. 

De gauche à droite : François, Jacquot avec Marthe dans les bras, Cécile, Nénette, Christine, Anne et Tiennot

Ninkeldeninkelke

Ninkeldeninkelke était ma première amie et habitait dans le mur entre ma chambre et le cabinet de toilette. Nous avions de longues conversations, elle ne manquait jamais d’idées ou de commentaires sur ce qu’il s’était passé pendant la journée. En général nous ne faisions que parler, ou parfois chanter tout doucement pour ne pas réveiller Christine et Marthe qui dormaient dans la même chambre. Il n’y avait pas beaucoup de jeux que nous puissions jouer, puisqu’elle était ma jumelle imaginaire. Parfois je me demande si je n’ai pas eu une vraie jumelle qui n’aurait pas vécu, mais tout le monde le nie.




Dans le même mur il y avait aussi un hippopotame monstrueux, dont la peau était couverte des petites fleurs du papier peint. Il me faisait peur avec ses gros yeux globuleux et son énorme gueule ouverte. Le relief de sa tête sortait du mur et sa peau ondulait en vagues quand il s’approchait de mon lit, de l’autre côté de la chambre. Ma seule défense était alors de me laisser avaler par le monstre juste avant de m’endormir, en fermant fort les yeux et en serrant les poings. Une fois au fond de la gorge de l’hippopotame, il y avait une grille ouverte qui donnait accès à un grand jardin lumineux, où les fleurs volaient par petits bouquets et les papillons et les oiseaux avaient les couleurs des fleurs. J’ai refait le même rêve souvent mais je n’ai jamais trouvé Ninkeldeninkelke dans le jardin du mur.

Un autre rêve, ou plutôt un cauchemar, qui est revenu plusieurs fois m’effrayer, a du être le rêve de quelqu’un d’autre, parce que c’était comme une scène complètement réelle mais jamais vécue par moi. Je marchais dans ma rue, où de grands arbres de chaque côté portaient encore l’inscription « ja » (oui)  qui datait de la question royale belge.  Il faisait sombre et terriblement froid, et je rencontrais sur les bas-côtés de la route des cadavres gris et gelés de gens qui étaient morts de la famine : une vieille femme d’abord, un homme qui était tombé de son vélo, d’autres que je ne voyais pas bien… C’est vrai qu’à l’époque on parlait beaucoup des horreurs de la dernière guerre, mais je ne crois pas qu’il n’y ait jamais eu des scènes comme celle-là dans ma ville et surtout dans ma rue. Etais-je impressionnée par mes lectures ou par les récits – pourtant discrets – de mes parents ? Nous n’avions pas de télévision à l’époque, où nous voyons ce genre de scène tous les jours maintenant. Ma seule explication est que j’étais peut-être en train de rêver à la place d’un des morts qui étaient là, dans ma rue.

Maladies d’enfance

Quand nous avons eu la rougeole, les « quatre petits » en même temps, on nous avait tous mis dans la même chambre et nous nous amusions bien. 
 

Notre vieux docteur venait nous examiner et recommandait toujours « Il faut beaucoup boire» avec sa grosse voix. C’était le remède pour tout. Tout de suite après la rougeole il y a eu la coqueluche, mais comme je l’avais déjà eue et que je ne pouvais pas aller à l’école à cause de la contagion, j’ai eu quatre semaines de vacances extra… et à la mer encore ! Quelque temps après Tiennot a attrapé la scarlatine et s’est trouvé complètement cloîtré et isolé, avec stricte défense pour nous d’aller le voir, le pauvre, pendant six semaines. A part ça, le souvenir à la fois le plus mauvais et le plus amusant était de se faire badigeonner la gorge au bleu de méthylène en cas d’angine : c’était désagréable mais après nous admirions les beaux pipis verts. Et l’huile de foie de morue alors… tous les soirs d’hiver une cuillerée avant d’aller dormir, dont le mauvais goût nous restait dans la bouche toute la nuit.

J’ai déjà mentionné que j’avais eu la tuberculose quand j’étais petite, ce dont je ne me souviens bien sûr absolument pas. Pour me guérir, mes parents avaient fait la promesse à la Sainte Vierge de m’habiller toujours en bleu jusqu’à mes sept ans. Sans me donner d’autres explications, ils me disaient que le bleu était la couleur correcte pour les petites filles. J’en ai conclu pendant très longtemps qu’il fallait habiller les bébés en bleu pour les filles et en rose pour les garçons. 

Comme j’étais anémique et que je ne voulais pas manger (notre docteur conseillait le foie cru avec du sucre brun), on m’a mise en demi-pension à l’école primaire où je restais manger à midi avec les filles qui habitaient à la campagne, trop loin pour rentrer chez elles. Heureusement ça n’a pas duré plus d’un trimestre : la bouffe des nonettes était si mauvaise que j’ai vite promis de toujours vider mon assiette si je pouvais retourner à la maison à midi. Je me souviens particulièrement de la crème à la vanille avec des macaronis cuits dedans et du riz au lait, que je déteste encore toujours. Je me souviens aussi que la première semaine ma mère m’avait envoyée à l’école avec une bavette de bébé (j’avais huit ans) et que je mourais de honte parce que toutes les autres gamines avaient des serviettes sur les genoux, comme des grandes.

Grâce à cet épisode j’ai commencé à manger de tout et à vider mon assiette – toujours – ce qui me donne un surpoids d’une vingtaine de kilos, dont j’ai pu me défaire uniquement pendant mes années d’universitaire. Ils sont revenus au galop avec la naissance des enfants et grâce à un mari gourmand qui exige que je lui prépare de bons petits plats. Et bien sûr je suis aussi gourmande que lui. Je ne vais pas cuisiner pour lui tout seul.


La fabrique

Je ne me souviens encore assez bien comment était la fabrique de papa à la rue de Plaisance. En première année, en sortant de l’école à midi, je devais juste traverser la rue pour retrouver mon père qui me ramènerait à la maison, en même temps que Jacquot, mon frère aîné, qui travaillait là comme aide-magasinier. Les plus jeunes n’allaient pas encore en classe. 



Il y avait les presses qui trouaient ou coupaient les plaques de fer, les bains de nickel, les petites fleurs et autres décorations peintes à la main sur les portes des cuisinières avant d’être émaillées, et j’étais fascinée. Ce sont surtout les bruits des plaques de métal et l’odeur du chromage qui me reviennent. Les ouvriers me faisaient visiter l’usine jusqu’à ce que mon père termine les affaires en cours. Parfois Julien, le chauffeur du camion, me laissait monter dans la cabine, youpi !

L’année suivante, l’usine a déménagé hors de la ville, à Heiken, je rentrais désormais de l’école sur mon petit vélo, sous la garde de François.

Un jour, sans doute pour la Saint Éloi, le fournisseur de fonte avait invité toute la famille dans son village de l’Entre-Sambre-et-Meuse, où, pendant le repas, la fanfare s’était arrêtée devant le perron pour saluer l’industriel, lequel bien sûr dut faire une distribution de petits verres à la ronde. Si je mentionne cette journée, c'est à cause de la photo où on peut voir presque toute la famille. De gauche à droite: Nénette avec la petite Christine, François (assis sur le mur) et Anne, Cécile, Jacquot (devant) et Tiennot, maman Elisabeth (à voir sa pose, Marthe est sous son manteau, et allait naître juste un mois plus tard), et papa Etienne.



De gauche à droite: Nénette, Christine, François, Anne,Cécile, Jacquot Tiennot (derrière), maman Elisabeth qui attend Marthe, et papa Etienne

Il fallait plus de place pour la fabrication, à mesure que les produits se diversifiaient. En plus des fameux poêles de Louvain qui dans toutes les fermes servaient de chauffage, de cuisinière, d’endroit pour sécher les chaussures et chauffer les pantoufles, et de lieu préféré par les chats, allaient apparaître les poêles à mazout et plus tard commencerait le montage d’appareils ménagers dont les pièces provenaient de Milan. Il y avait maintenant deux camions, et la fabrication comprenait des cuisinières modernes et des frigos. Toutes les fois que papa voyageait à Milan pour discuter avec ses fournisseurs, il nous ramenait un grand panetone dans une belle boîte bleue et jaune en carton.

La nouvelle usine était entourée d’un terrain plein d’herbes sauvages et sur le pourtour poussaient des ronces et des mûres, de quoi préparer chaque année plusieurs pots de confiture, en plus des fruits qu’on mangeait sur place.



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