Linguistique
Comme vous l’aurez sans doute remarqué dans les pages précédentes, mon
enfance était bilingue. En Flandres les familles « bien » étaient
francophones, point. D’ailleurs mon nom de famille est d’origine française. On
parlait flamand à l’école, avec les servantes (oui, on disait servantes à
l’époque, sans complexe), dans les magasins de Saint Nicolas et dans les fermes
des environs, où on achetait le lait, le beurre, les pommes de terre et les
œufs.
Entre les frères et sœurs tout ça faisait un joli mélange, vu que les
mots liés à l’école se disaient en flamand et les choses qui avaient un lien
avec la maison étaient en français. Ça donnait dans le genre « J’ai oublié mon schrift et mes potloëden
dans ma chambre » ou « Maria m’a fait une buot’ram avec du platte koas ».
Tout le monde comprenait.
Mes enfants ont répété le phénomène, cette fois en mélangeant le
français et l’espagnol – pendant un séjour à Boston, le français et l’anglais.
C’est merveilleux comme on peut jouer sur les nuances des mots quand on a
plusieurs langues à sa disposition.
Mon mari – qui ne parle pas flamand – a adopté les termes
« sukkelieir » et « zieverieir », qui sont intraduisibles.
Le patois saint-nicolasien demanderait une description à part, mais je ne suis
pas vraiment qualifiée pour la faire. Le manque de pratique se fait sentir.
Dans les magasins, à part les éternels « dag madam, merci madam, dag madam,
merci madam, dag madam » quand on entre et quand on sort, les vendeuses
traitaient maman de « madam men schoap » pour montrer leur
gentillesse et leur sens commercial.
Dans les magasins de La Paz on me disait « mi amor » ou
« corazón » mais cette habitude s’est perdue. Depuis qu’il y a des
supermarchés, les relations entre clientes et vendeuses ne sont plus les mêmes.
Scène de famille
« Je vous salue Marie, pleine de grâce… » - tous récitent. Il
est neuf heures du soir quand Étienne Belpaire appelle tout le monde au salon
pour l’obligatoire prière du soir. Etienne égraine son chapelet assis dans son
profond fauteuil de velours rouge passé, Lili est dans l’autre fauteuil, juste
un peu plus petit, placé de l’autre côté du poêle à charbon Belpaire (« le
bonheur dans la maison » d’après la publicité). Les enfants sont amassés
sur le canapé en face ou assis sur des chaises à haut dossier et colonnettes.
Dans les coins, deux fauteuils d’évêques où on ne s’assied pas, ils sont très
droits, durs et inconfortables. Seule bonne-maman s’y asseyait parfois, quand elle
venait en visite, ce qui n’arrivait pas souvent.
Il fait chaud dans la pièce, surveillée par deux très hautes armoires
anciennes dont les vitrines sont remplies de souvenirs, de vaisselle décorative
provenant de l’un ou l’autre héritage. La pendule d’ancêtre tic-taque
bruyamment. Une petite photo de ma sœur Pierrette, morte quand elle avait deux
ans, nous regarde de son cadre d’argent placé devant la vitrine.
La petite table du milieu est certainement centenaire et montre à chaque
coin une tête de lion avec un grand anneau de cuivre dans la gueule. Elle a été
transformée en table basse, tout simplement en sciant les pattes par le milieu.
Du même ensemble de meubles à lions proviennent les vitrines et la table à
rallonges qui se trouve près des fenêtres.
Cette table sert pour les grandes occasions, quand tous les oncles et
tantes, cousins et cousines sont là pour un baptême ou une communion. La table
est alors placée dans le hall, ou bien on ouvre les portes vitrées entre le
salon et le bureau pour la mettre en travers. Les jours ordinaires, ramenée à
sa plus petite taille, elle sert aux jeux de société.
De gauche à droite : François, Jacquot avec Marthe dans les bras, Cécile, Nénette, Christine, Anne et Tiennot |
Ninkeldeninkelke
Ninkeldeninkelke était ma première amie et habitait dans le mur entre ma
chambre et le cabinet de toilette. Nous avions de longues conversations, elle
ne manquait jamais d’idées ou de commentaires sur ce qu’il s’était passé
pendant la journée. En général nous ne faisions que parler, ou parfois chanter
tout doucement pour ne pas réveiller Christine et Marthe qui dormaient dans la
même chambre. Il n’y avait pas beaucoup de jeux que nous puissions jouer,
puisqu’elle était ma jumelle imaginaire. Parfois je me demande si je n’ai pas
eu une vraie jumelle qui n’aurait pas vécu, mais tout le monde le nie.
Dans le même mur il y avait aussi un hippopotame monstrueux, dont la
peau était couverte des petites fleurs du papier peint. Il me faisait peur avec
ses gros yeux globuleux et son énorme gueule ouverte. Le relief de sa tête
sortait du mur et sa peau ondulait en vagues quand il s’approchait de mon lit,
de l’autre côté de la chambre. Ma seule défense était alors de me laisser
avaler par le monstre juste avant de m’endormir, en fermant fort les yeux et en
serrant les poings. Une fois au fond de la gorge de l’hippopotame, il y avait
une grille ouverte qui donnait accès à un grand jardin lumineux, où les fleurs
volaient par petits bouquets et les papillons et les oiseaux avaient les
couleurs des fleurs. J’ai refait le même rêve souvent mais je n’ai jamais trouvé
Ninkeldeninkelke dans le jardin du mur.
Un autre rêve, ou plutôt un cauchemar, qui est revenu plusieurs fois
m’effrayer, a du être le rêve de quelqu’un d’autre, parce que c’était comme une
scène complètement réelle mais jamais vécue par moi. Je marchais dans ma rue,
où de grands arbres de chaque côté portaient encore l’inscription « ja »
(oui) qui datait de la question royale belge. Il faisait sombre et terriblement froid, et
je rencontrais sur les bas-côtés de la route des cadavres gris et gelés de gens
qui étaient morts de la famine : une vieille femme d’abord, un homme qui
était tombé de son vélo, d’autres que je ne voyais pas bien… C’est vrai qu’à
l’époque on parlait beaucoup des horreurs de la dernière guerre, mais je ne
crois pas qu’il n’y ait jamais eu des scènes comme celle-là dans ma ville et
surtout dans ma rue. Etais-je impressionnée par mes lectures ou par les récits
– pourtant discrets – de mes parents ? Nous n’avions pas de télévision à
l’époque, où nous voyons ce genre de scène tous les jours maintenant. Ma seule
explication est que j’étais peut-être en train de rêver à la place d’un des
morts qui étaient là, dans ma rue.
Maladies d’enfance
Quand nous avons eu la rougeole, les « quatre petits » en même
temps, on nous avait tous mis dans la même chambre et nous nous amusions bien.
Notre vieux docteur venait nous examiner et recommandait toujours
« Il faut beaucoup boire» avec sa grosse voix. C’était le remède pour
tout. Tout de suite après la rougeole il y a eu la coqueluche, mais comme je
l’avais déjà eue et que je ne pouvais pas aller à l’école à cause de la
contagion, j’ai eu quatre semaines de vacances extra… et à la mer encore !
Quelque temps après Tiennot a attrapé la scarlatine et s’est trouvé
complètement cloîtré et isolé, avec stricte défense pour nous d’aller le voir,
le pauvre, pendant six semaines. A part ça, le souvenir à la fois le plus
mauvais et le plus amusant était de se faire badigeonner la gorge au bleu de
méthylène en cas d’angine : c’était désagréable mais après nous admirions
les beaux pipis verts. Et l’huile de foie de morue alors… tous les soirs
d’hiver une cuillerée avant d’aller dormir, dont le mauvais goût nous restait
dans la bouche toute la nuit.
J’ai déjà mentionné que j’avais eu la tuberculose quand j’étais petite,
ce dont je ne me souviens bien sûr absolument pas. Pour me guérir, mes parents
avaient fait la promesse à la Sainte Vierge de m’habiller toujours en bleu
jusqu’à mes sept ans. Sans me donner d’autres explications, ils me disaient que
le bleu était la couleur correcte pour les petites filles. J’en ai conclu
pendant très longtemps qu’il fallait habiller les bébés en bleu pour les filles
et en rose pour les garçons.
Comme j’étais anémique et que je ne voulais pas manger (notre docteur
conseillait le foie cru avec du sucre brun), on m’a mise en demi-pension à
l’école primaire où je restais manger à midi avec les filles qui habitaient à
la campagne, trop loin pour rentrer chez elles. Heureusement ça n’a pas duré
plus d’un trimestre : la bouffe des nonettes était si mauvaise que j’ai
vite promis de toujours vider mon assiette si je pouvais retourner à la maison
à midi. Je me souviens particulièrement de la crème à la vanille avec des
macaronis cuits dedans et du riz au lait, que je déteste encore toujours. Je me
souviens aussi que la première semaine ma mère m’avait envoyée à l’école avec
une bavette de bébé (j’avais huit ans) et que je mourais de honte parce que
toutes les autres gamines avaient des serviettes sur les genoux, comme des
grandes.
Grâce à cet épisode j’ai commencé à manger de tout et à vider mon
assiette – toujours – ce qui me donne un surpoids d’une vingtaine de kilos,
dont j’ai pu me défaire uniquement pendant mes années d’universitaire. Ils sont
revenus au galop avec la naissance des enfants et grâce à un mari gourmand qui
exige que je lui prépare de bons petits plats. Et bien sûr je suis aussi
gourmande que lui. Je ne vais pas cuisiner pour lui tout seul.
La fabrique
Je ne me souviens encore assez bien comment était la fabrique de papa à
la rue de Plaisance. En première année, en sortant de l’école à midi, je devais
juste traverser la rue pour retrouver mon père qui me ramènerait à la maison, en
même temps que Jacquot, mon frère aîné, qui travaillait là comme
aide-magasinier. Les plus jeunes n’allaient pas encore en classe.
Il y avait les presses qui trouaient ou coupaient les plaques de fer,
les bains de nickel, les petites fleurs et autres décorations peintes à la main
sur les portes des cuisinières avant d’être émaillées, et j’étais fascinée. Ce
sont surtout les bruits des plaques de métal et l’odeur du chromage qui me
reviennent. Les ouvriers me faisaient visiter l’usine jusqu’à ce que mon père
termine les affaires en cours. Parfois Julien, le chauffeur du camion, me
laissait monter dans la cabine, youpi !
L’année suivante, l’usine a déménagé hors de la ville, à Heiken, je
rentrais désormais de l’école sur mon petit vélo, sous la garde de François.
Un jour, sans doute pour la Saint Éloi, le fournisseur de fonte avait
invité toute la famille dans son village de l’Entre-Sambre-et-Meuse, où, pendant
le repas, la fanfare s’était arrêtée devant le perron pour saluer l’industriel,
lequel bien sûr dut faire une distribution de petits verres à la ronde. Si je mentionne cette journée, c'est à cause de la photo où on peut voir presque toute la famille. De gauche à droite: Nénette avec la petite Christine, François (assis sur le mur) et Anne, Cécile, Jacquot (devant) et Tiennot,
maman Elisabeth (à voir sa pose, Marthe est sous son manteau, et allait naître juste
un mois plus tard), et papa Etienne.
De gauche à droite: Nénette, Christine, François, Anne,Cécile, Jacquot Tiennot (derrière), maman Elisabeth qui attend Marthe, et papa Etienne |
Il fallait plus de place pour la fabrication, à mesure que les produits
se diversifiaient. En plus des fameux poêles de Louvain qui dans toutes les
fermes servaient de chauffage, de cuisinière, d’endroit pour sécher les
chaussures et chauffer les pantoufles, et de lieu préféré par les chats,
allaient apparaître les poêles à mazout et plus tard commencerait le montage
d’appareils ménagers dont les pièces provenaient de Milan. Il y avait
maintenant deux camions, et la fabrication comprenait des cuisinières modernes
et des frigos. Toutes les fois que papa voyageait à Milan pour discuter avec
ses fournisseurs, il nous ramenait un grand panetone dans une belle boîte bleue
et jaune en carton.
La nouvelle usine était entourée d’un terrain plein d’herbes sauvages et
sur le pourtour poussaient des ronces et des mûres, de quoi préparer chaque
année plusieurs pots de confiture, en plus des fruits qu’on mangeait sur place.
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