jeudi 25 juin 2015

Octobre



Graffitis

Le second mandat de Goni, commencé le 6 août 2002, nous montrait pourtant un président à court d’idées, sans la brillance et le sens de l’humour qui avaient caractérisé le personnage jusque- là. Comme dans les films, les remakes sont toujours moins bons que la version originale.
Les besoins insatisfaits et pressants de la plupart des boliviens, qui ne voyaient pas que la démocratie ou la liberté améliorait de beaucoup ce qu’ils trouvaient dans leur assiette, et l’ambition de quelques-uns, qui voulaient canaliser ce mécontentement à leur propres fins politiques, faisaient un mélange explosif. Quelques excités en arrivaient à peindre des graffitis exigeant une guerre civile.


La discrimination et les énormes différences entre les villes et les campagnes, même si elles avaient diminué depuis plusieurs années, gardaient des formes moins ouvertes mais tout aussi réelles. La bureaucratie sans clémence mettait des bâtons dans les roues de ceux qui voulaient travailler dans un cadre de légalité, et encourageait ainsi l’économie informelle, avec l’exploitation des travailleurs, adultes et enfants, qu’elle cause. 

La croissance des villes et du nombre de leurs habitants rendait plus difficile de mettre en place l’équipement nécessaire, que ce soit pour le transport public, les services d’eau ou d’électricité, les écoles, les postes de santé ou la protection des enfants, souvent obligés à travailler dans les rues des grandes villes, comme cireurs de chaussures ou marchandes de bonbons. L’alcoolisme, comme partout lié à la pauvreté, était la source de la violence contre les plus faibles, en premier lieu à l’intérieur des familles. 

Les révoltes en tous genres provoquaient des grèves permanentes et bloquaient quotidiennement les routes, chaque fois que revenaient les mêmes problèmes, dont on remettait la solution à plus tard, à un autre, au suivant, pendant que les mois et les années passaient, vite, et que tout stagnait.  


En février 2003 allait éclater la révolte de la police, et l’échange de coups de feu avec l’armée, que j’ai déjà raconté (voir Un anniversaire). En septembre et octobre de la même année, un soulèvement violent et prolongé allait mettre fin au gouvernement de Sanchez de Lozada. En répandant la fausse rumeur que le gouvernement avait décidé de vendre du gaz naturel au Chili, «  l’ennemi traditionnel et historique de la nation » d’après tous les programmes d’éducation primaire, ce qui en priverait les ménagères boliviennes, les dirigeants d’El Alto commençaient ce qu’on appellera ensuite la guerre du gaz.

Ce fut presque une vraie guerre civile, qui avait commencé avec la prise en otage de touristes à Sorata, une embuscade paysanne dans les environs de Warisata contre la police qui voulait ramener ces touristes en ville, et continué avec un siège contre La Paz pour éviter l’apport des produits de la campagne vers les marchés.

De vieux wagons de train abandonnés sont précipités du haut des ponts, il y a des manifestations violentes tous les jours, des pillages de magasins à l’Alto, l’explosion d’une station d’essence pendant que les voisins essayent de voler du combustible, des marches paysannes qui font trembler les bourgeois de la zone sud de la ville, une caravane de citernes d’essence accompagnée par l’armée, se frayant un chemin en tirant sur les gens qui ne veulent pas la laisser passer, des routes bloquées dans tout le pays, etc. 


Il y eut beaucoup de morts (67 ? le chiffre est douteux) et encore plus de blessés, autant dans la population civile que parmi la police et les militaires, et je crains que nous ne saurons jamais la vérité exacte et complète des évènements parce que les ressentiments sont bien trop vifs encore.  

Même la zone sud de La Paz, qui se trouve normalement à l’abri des remous politiques, était envahie par des marches massives de paysans venant des villages alentours. A Chasquipampa il y eut des heurts violents, les manifestants retournèrent et incendièrent un camion de l'armée et on disait que la répression avait causé trois morts. 

A Calacoto, le quartier bourgeois, ces braves dames échangeaient des rumeurs effroyables au téléphone et leurs maris achetaient des armes et organisaient des rondes civiles pour résister à la plèbe. A Achumani les gens étaient plus malins et préparaient des sandwichs pour les marcheurs, façon de se rendre sympathiques et d’éviter le « pillage » qu’ils redoutaient.  Dans notre quartier on entendait crier les groupes de manifestants, mais ils ne faisaient que passer pour se rendre en ville ou dans des quartiers plus chics. Il y eut pourtant un incident devant la maison de Jaime Paz, à l’autre bout de notre rue 30 de Cota Cota. 


Effrayée par les évènements, Ana María Romero commençait, le 15 octobre, une grève de la faim avec un groupe de paroissiens de la zone sud et organisait une chaîne humaine qui était sensée rejoindre l’église de San Miguel au centre-ville (15 km), pour arrêter le massacre et demander la démission de Goni. Ana María était une journaliste bolivienne bien connue et avait été nommée « défenseur du peuple » (ombudsman ou plutôt ombudswoman), mais Sanchez de Lozada n’avait pas renouvelé sa nomination et elle lui en voulait un peu. 

Je reçus un courrier électronique de l’ambassade de Belgique, en trois langues, français, néerlandais et allemand, avec des instructions d’évacuation pour les citoyens belges résidant à La Paz. Nous étions sensés nous rassembler sur la plaine de football du collège franco-bolivien, où un hélicoptère allait nous prendre pour nous transporter à l’aéroport, d’où nous pourrions alors être rapatriés en Belgique. Mon contact, qui devait donner le signal d’alerte au bon moment, était un monsieur qui faisait de l’importation de bières artisanales belges en Bolivie. Les autres ambassades européennes avaient organisé le même genre de secours. J’avais poliment refusé d’être évacuée et finalement l’opération fut annulée, parce que le calme revenait.  

Goni s’en va

Le 17 octobre 2003 Goni allait en effet démissionner, forcé par les évènements violents de l’Alto, et partir se réfugier aux Etats-Unis. Carlos Mesa, qui était vice-président, prit la succession mais se retrouva dans un pays ingouvernable. Au moment de jurer à sa nouvelle charge, il fut impossible de lui mettre la médaille présidentielle, comme l'exige le protocole, parce que celle-ci était gardée sous protection électronique à la Banque Centrale. Même le président de la banque n'y avait pas accès pendant la nuit. Mauvais présage?


Carlos Mesa commença par déclarer une amnistie unilatérale (c'est-à-dire, seulement pour les insurgés), puis déclara qu’il appuyait « l’agenda d’octobre », qui comprenait un référendum sur le gaz, la rédaction d’une nouvelle constitution et une nouvelle loi pour les hydrocarbures. 


Le référendum sur les hydrocarbures qu’il avait lancé en juillet 2004, avec cinq questions longues et incompréhensibles, avait obtenu une grosse majorité de « oui », mais Mesa avait beaucoup de mal à gouverner et sa popularité déclinait rapidement.  Les gens se rendaient compte qu’être un grand orateur n’était pas suffisant pour être un bon gestionnaire. Après avoir annoncé d’abord qu’il renonçait à la présidence, puis avoir changé d’avis deux fois, le parlement le prit finalement au mot et accepta sa démission. 

Carlos Mesa fut remplacé en juin 2005 par Eduardo Rodriguez, président de la Cour Suprême, après des aventures rocambolesques que nous suivions en direct à la télé. Le parlement s’était réuni à Sucre, faute de garanties pour sa sécurité à La Paz, où le Palais Législatif était périodiquement assiégé par les paysans et les mineurs.


Même à Sucre, des mineurs arrivés en bus de Potosí avaient faire courir nos honorables représentants nationaux à coups de dynamite. Ils allèrent s’enfermer dans leur hôtel. Les présidents du Sénat, Hormando Vaca Diez, et de la Chambre des Députés, Mario Cossío, durent se réfugier sous bonne garde dans une caserne militaire, en attendant que les choses se calment un peu. La session reprendrait finalement à onze heures du soir.

D’après la Constitution, la succession présidentielle revenait en premier lieu au président du Sénat puis à celui de la Chambre, mais tous deux durent renoncer à leurs ambitions parce qu’ils étaient impopulaires et manquaient d’appui au Congrès (constitué par le parlement et le sénat). C’est ainsi que Eduardo Rodríguez, le suivant dans la liste, avait été appelé in extremis, et en pleine nuit, pour nous sortir de la pagaille.


 

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