Je pense que ma mère était moins bigote que mon
père, elle tenait moins aux formalismes et aux rites religieux (ou
parareligieux). Par contre elle avait pour nous toute une liste de tabous.
Bien sûr qu’elle suivait son mari dans toutes ses dévotions, mais ce n’est pas elle qui prenait l’initiative et plus tard, après la mort de papa, il n’était plus question de chapelets ni de pèlerinages, du moins en public.
Par contre elle a
toujours fait toutes sortes
de volontariats. Elle distribuait des livres de la bibliothèque aux
malades des
hôpitaux, aidait à organiser des goûters pour les vieux, visitait des
impotents
chez eux, et je ne sais quoi encore.
Quand elle allait à des réunions
d’organisation, alors qu’elle avait plus de 90 ans, elle se
plaignait : « Il
n’y avait que des vieux à cette réunion ». Les vieux dont elle parlait
avaient au moins vingt ans de moins qu'elle.
Elle est restée jeune toute
sa
vie, et c’est vrai pour ses deux sœurs, tante Mimi et tante Crico
également. Tante
Crico, je vous le rappelle, fêtera son centenaire en février 2015.
Règles de bonne conduite
Pour revenir aux
tabous de ma mère, je dois dire qu’ils n’étaient pas tous liés à la sexualité. Par
exemple, quand on allait à l’école en autobus en hiver, on se retrouvait avec
des filles du quartier qui allaient à l’Athénée, l’école de la ville. Pas
question d’avoir une amitié avec elles hors du bus, « parce qu’elles allaient à
l’école laïque ». La même chose valait pour les enfants de divorcés et
pour les protestants. Il n’y avait pas encore beaucoup de musulmans à l’époque,
pas comme maintenant, quand tous les enfants d’école s’appellent Mohammed ou
Fatima, et très peu de juifs.
Pour nos parents l’idéal aurait été que nous
fréquentions uniquement les enfants de leurs amis à eux : ça laissait donc
les Ouwerx, les nombreux Vermeire, les filles De Decker, les Poppe, les Segers,
mes cousins Raymond et Philippe Belpaire, et François De Cleene. François était le fils d’un notaire de la rue
de la Station et maman aurait bien voulu me le faire épouser. Chaque fois qu’il
y avait une soirée dansante quelque part (je raconterai les fêtes après) elle
lui demandait de me conduire et de me ramener après la fête. C’était
probablement un très gentil garçon, mais en tous cas, les petites intrigues maternelles n'ont jamais marché.
Impossible aussi de fréquenter les enfants de
commerçants. D’ailleurs ce n’était pas seulement une question de classe
sociale. « Pour être commerçant, il faut être voleur et menteur »
disait-elle parfois. En tous cas « les bons, les utiles » étaient
ceux qui produisaient quelque chose, pas ceux qui revendaient les produits.
A part la question des amis, il y avait les
chansons qu’on écoutait parfois à la radio et qui ne lui plaisaient pas, par
exemple la plupart des chansons de Georges Brassens, que d’ailleurs la RTB
n’émettait qu’après onze heures du soir, et quelques-unes de Jacques Brel. Je
reçus un grand sermon quand je lui fis écouter « Notre père qui êtes aux
cieux, restez-y » de Jacques Prévert, et quand elle écouta « Les
feuilles mortes », chantées par Yves Montand, ou « Quand les amants
entendront cette chanson… » elle monta sur ses
grands chevaux.
Pour elle, le mot « amant » était
scandaleux et elle me sermonnait en disant que l’amour c’est pour toute la vie,
que le sacrement du mariage était suffisant pour garantir qu’il allait durer
toujours. Tu parles. Bien sûr que c’était le cas pour papa et elle et qu’ils se
sont aimés toute leur vie, et c’est même vrai dans notre cas, à Juan Antonio et
moi, mais de là à dire que ça vaut pour tout le monde… enfin, son sermon a dû
faire de l’effet.
Il y avait aussi la question vestimentaire. Si
bien nous (les filles) pouvions mettre des pantalons ou même des shorts à la maison
ou au jardin, pour aller « en ville » nous étions obligées de nous
changer pour mettre une jupe. Comme nous allions au centre en vélo, nos
jupettes ne restaient pas facilement en place quand il y avait un peu de vent,
et nous devions souvent rouler avec une main sur le guidon et une main sur la
jupe. Ce n’était pas vraiment très pratique ni même très d’accord avec le code
de la route. Je crois que pour Christine et Marthe cette règle avait d’ailleurs
été abolie et que finalement maman s’était rendue à l’évidence qu’il valait
mieux mettre un pantalon pour prendre le vélo.
Ce code vestimentaire s’appliquait évidemment
aux écoles de bonnes sœurs. Nous mettions un uniforme avec une jupe plissée
sous le genou, des chaussettes de laine jusqu’aux genoux, un chemisier blanc,
éventuellement un pull avec un col en V, une petite cravate à élastique et un
béret basque. Pour la gym, il fallait mettre de grandes culottes bouffantes, quelque chose d'intermédiaire entre une couche de bébé et un pantalon de harem, totalement ridicules.
Histoires d'abeilles et de fleurs
Histoires d'abeilles et de fleurs
Pour ce qui concerne le sexe, tout simplement,
ce n’était pas un sujet de conversation. Personne n’en parlait. J’imagine que
je savais d’où venaient les bébés, puisqu’il y en a trois qui sont arrivés
après moi et que maman les allaitait. Les naissances avaient lieu à la maison.
J’avais aussi vu les chats et les chiens avoir leurs petits. En plus de tout ça
j’ai eu mes règles très tôt (onze ans) et il a bien fallu m’expliquer ce qui se
passait. Mais de là à savoir à quoi servent les papas, sauf à gagner la croûte
de la famille, les explications étaient assez vagues.
Ce n’est qu’à quinze ans que j’ai eu
l’autorisation solennelle de lire un livre – approuvé nihil obstat et imprimatur
– « Toi qui deviens femme déjà » qui était supposé m’éclaircir les
mystères de la vie. Le même bouquin a dû servir à toute la famille, sauf qu’il
y avait une version pour les filles et une autre pour les garçons. Entre-temps
j’avais évidemment entendu pas mal d’informations moins officielles. Une bonne
partie venait des copains et copines du club de natation (shut, il ne faut pas
révéler ses sources).
Tous les ans l’école organisait une retraite
religieuse pendant laquelle on passait deux ou trois jours à écouter des
sermons et à prier, mais ça se passait d’habitude à l’école ou à l’église
Notre-Dame, tout près, et on rentrait normalement à la maison à midi et le
soir. A ces mêmes quinze ans, considérés sans doute critiques, nous eûmes droit
à une retraite spéciale d’éducation sexuelle, qui se passait dans un couvent où
nous étions pensionnées pour l’occasion.
C’était un assez jeune curé qui donnait les cours et je ne me souviens plus trop comment il nous expliquait les histoires d’abeilles et de petites fleurs. Ce qui m’est resté, c’est ce qu’il avait dit à propos de « garçons qui se touchaient » et que ça s’appelait « masturbation ». C’était très mauvais pour la santé et c’était un péché évidemment. Mais heureusement, d’après lui, « ça n’arrive pas chez les filles ». J’étais assez étonnée, mais au moins je pus enrichir mon vocabulaire.
C’était un assez jeune curé qui donnait les cours et je ne me souviens plus trop comment il nous expliquait les histoires d’abeilles et de petites fleurs. Ce qui m’est resté, c’est ce qu’il avait dit à propos de « garçons qui se touchaient » et que ça s’appelait « masturbation ». C’était très mauvais pour la santé et c’était un péché évidemment. Mais heureusement, d’après lui, « ça n’arrive pas chez les filles ». J’étais assez étonnée, mais au moins je pus enrichir mon vocabulaire.
Cette inhibition pour parler de sexe à
malheureusement continué à me freiner vis-à-vis de mes enfants, malgré tous mes
efforts pour m’en débarrasser. Je me souviens que quand Isabel avait six ou
sept ans je voulais lui parler de l’affaire des papas et qu’elle m’avait
dit : « Maman, si ça t’embête tu n’as pas besoin de me raconter, tout
ça je le savais déjà ». Bon, bref, tout mon effort pour rien, et tout ce
que pus lui dire finalement c’est que si elle avait des questions elle pouvait
toujours me demander ce qu’elle voulait.
Un pèlerinage à Lourdes
Ma cousine préférée Martine et moi, nous nous
trouvions dans un vieux train puant avec des banquettes en bois, à destination
de Bordeaux, d’où notre groupe prendrait un autocar pour Lourdes. Le groupe
dont nous faisions partie était formé par les pèlerins de l’évêché de Gand, plusieurs
d’entre eux malades ou handicapés, et leurs accompagnants. Beaucoup faisaient
le voyage chaque année pour demander un miracle à la Vierge, ou simplement par
dévotion ou parce qu’ils en avaient fait la promesse.
C’était aussi le cas de mon grand frère
Jacquot, qui partait pour Lourdes tous les mois de juillet pour y travailler
comme aide-brancardier volontaire pendant une semaine ou deux. Parfois maman
l’accompagnait, d’autres années, non.
L’évêque de Gand avait lancé une tombola parmi
ces fidèles dont le grand prix était un voyage à Lourdes, tout compris, pour
deux personnes. Je ne suis pas sûre si c’est bonne-maman, maman ou tante Crico
qui avait gagné le gros lot. En tout cas, Lili et Crico s’étaient mises d’accord
pour nous faire profiter du voyage, à Martine et à moi. Je ne sais plus au
juste quel âge j’avais, disons quinze ans et demi, puisque c’était en été.
Peut-être nos mères avaient-elles l’espoir que la Vierge de Lourdes allait
faire un nouveau miracle et nous reconvertir. Mais, pas de chance pour elles,
ce voyage allait plutôt avoir l’effet contraire.
Une fois débarquées à destination, un hôtel
vieillot, la première chose qui frappa notre attention dans les rues de Lourdes
était l’immense commerce de bondieuseries qui envahissait toute la ville.
Vierges phosphorescentes remplies ou non d’eau du Gave, bénie ou pas (le prix
variait), chapelets de toutes les tailles, matières et couleurs, Sacrés Cœurs
de Jésus et Marie, Christs sanglants, Bernadettes en plâtre, photos de la
grotte de Lourdes aux couleurs criantes peintes par-dessus à la gouache,
bougies décorées et parfumées de toute taille et fleurs en plastique, il y
avait tout le catho-kitsch que vous pouvez vous imaginer, multiplié par mille.
Toute la ville de Lourdes vivait de ce commerce, en plus évidemment de l’hébergement et la
restauration pour les pèlerins.
L’énorme cathédrale neuve nous semblait laide,
les bains d’eau miraculeuse où on plongeait les malades, protégés par des
espèces de murs en toile bleue, nous paraissaient affreusement sales et la
fameuse grotte – eh bien, pas très spectaculaire, avec ses statues qui
n’avaient rien d’artistique, comme je me rends compte maintenant. Nous avons quand même participé à une
procession aux bougies un soir, histoire de tenir la promesse faite à nos
mamans, qui trouvaient que c’était la partie la plus émouvante du pèlerinage.
En tous cas, nous avions décidé d’en faire le
minimum et n’eûmes aucun mal pour nous échapper des autres activités du groupe.
Le reste de la semaine, nous l’avons passée à la piscine municipale, à nous
bronzer, à nager et à faire connaissance avec la population locale. Martine
avait tout de suite attiré une paire de jeunes galants qui nous accompagnaient
partout. C’est vrai qu’il n’y avait pas beaucoup d’autres attractions dans leur
petite ville. Par malheur pour moi, elle avait choisi le plus beau et j’étais
restée avec l’autre, qui était boutonneux, assez vulgaire et très collant. Il
voulait absolument m’embrasser et j’ai eu du mal à m’en débarrasser, mais il a
fini par comprendre.
A part ça la semaine s’est vite passée et nous
sommes retournées en Belgique par le même train sans qu’il y ait eu de miracle,
ni pour nous, ni pour le reste du groupe de Gantois. Tant pis.
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