Le régime instauré
par le général Luis García Meza en 1980 se maintenait encore, mais à dures peines.
Pourtant les militaires comptaient, d’une part, sur la terreur dans laquelle
ils tenaient la population et, de l’autre, sur les apports financiers provenant
du trafic de la cocaïne, grâce auxquels ils pensaient rester au pouvoir pendant
vingt ans.
La
terreur s’était manifestée par exemple le 15 janvier 1981, lorsqu’un groupe de
jeunes militants du MIR s’était réuni dans une maison de la rue Harrington,
dans le quartier résidentiel de Sopocachi, à La Paz, pour discuter des mesures
de protestation à prendre contre la hausse brutale des prix. José Reyes,
Gonzalo Barrón, Luis Suárez, Arcil Menacho, Artemio Camargo, Ricardo Navarro,
Ramiro Velasco et Jorge Valdivieso sont assassinés sans pitié par des sicaires
du Ministère de l’Intérieur.
Pour essayer de camoufler leur crime, les auteurs
du massacre simulent une scène de combat, alors qu’aucun de ces jeunes n’était armé.
Cette formule allait être utilisée en d’autres occasions et par d’autres
gouvernements, par exemple par celui de Evo Morales en avril 2009, à l’hôtel
Las Américas de Santa Cruz, où de soit-disant terroristes seront tués par les
forces spéciales de la police pendant leur sommeil.
Seule Gloria Ardaya,
cachée sous un lit et protégée par le cadavre d’un de ses compagnons, sauve sa
vie, mais est arrêtée et torturée par des policiers argentins en civil qui
offrent leur « coopération technique » à la répression.
D’un autre côté, la
cocaïne est reine et s’exporte sous la protection et avec la participation du
ministre de la police, Luis Arce Gómez, le même qui avait fait disparaître les
archives militaires après l’échec du coup de Natusch Busch, et qui menaçait les
opposants en leur recommandant d’avoir toujours « leur testament sous le
bras ». Il allait plus tard purger une longue peine de prison aux
Etats-Unis pour trafic de drogue, après laquelle il se retrouve maintenant à la
prison de Chonchocoro, en Bolivie, en compagnie de Luis García Meza, avec une
condamnation de 30 ans.
Les autres
militaires, surtout ceux d’une génération plus jeune, étaient chaque jour plus
opposés aux excès du régime dictatorial, et les conspirations et tentatives de
coups se multipliaient, sans succès. Le 2 août 1982 un nouveau coup d’état
commence à Santa Cruz, mais cette fois avec l’appui de la population.
Le
coup est commandé par Lucio Añez et Alberto Natusch Busch (oui oui, le même de
novembre 1979). Le colonel Lucio Añez était le propriétaire de la petite maison
que nous avions louée à Los Pinos avant de partir aux Etats-Unis, pendant la
construction de la maison de Cota Cota. Il nous avait demandé déjà en 1980 de
pouvoir organiser une réunion clandestine contre García Meza dans notre living
avec ses camarades. Nous on attendait en haut dans les chambres, après leur
avoir servi un petit café.
Pendant les semaines suivantes, nous avons mal
dormi, sursautant à chaque fois qu’une voiture freinait brusquement dans la
rue, craignant de nous faire embarquer par les paramilitaires.
Les dirigeants
politiques Hernán Siles Zuazo et Jaime Paz Zamora, tous deux en exil, approuvent
le mouvement, et la Centrale Ouvrière déclare une grève générale en appui aux
révoltés, qui n’est pourtant pas suivie dans les mines : à cause de la
censure, les mineurs ne sont pas avertis à temps.
García Meza renonce
le 4 août et part pour Miami avec sa famille, après avoir remis le pouvoir à
une Junte Militaire. Le carrousel peut commencer : les présidents « de facto » se succèdent et ne
durent pas. Bientôt les coffres de l’état sont complètement vides, sur quoi les
généraux décident de passer le pouvoir à un gouvernement civil. Dans la hâte
générale, ils arrivent à un accord politique pour ne pas organiser de nouvelles
élections, qui demanderaient trop de temps, mais plutôt de reconnaître les
résultats de celles de 1980.
Hernán Siles Zuazo,
qui les avait gagnées avec un peu moins de la moitié des votes et se trouve en
exil à Lima, accepte la présidence, dans la liesse générale. Pourtant de
nouvelles élections lui auraient donné une bien plus grande majorité au
Congrès, ce qui lui aurait certainement facilité la tâche.
L’union démocratique et populaire (UDP)
Le 10 octobre 1982 Hernán
Siles Suazo jure à la présidence. Jaime Paz, du MIR, est vice-président. Mais
le gouvernement est faible, « combattu par le Parlement, persécuté par la
Centrale Ouvrière, sans moyens financiers » et cette situation extrêmement
difficile allait rendre presque impossible la récupération économique.
Malgré la joie
qu’éprouvait tout le monde de se retrouver enfin en liberté, les années d’abus
totalitaire avaient causé la ruine du pays et il aurait fallu un peu de temps
et de patience pour le reconstruire, mais Siles Zuazo se trouvait tout de suite
dépassé par les exigences sans limites des travailleurs.
Les syndicats exigeaient
à coups de grèves et de manifestations des augmentations de salaires que le
pays ne pouvait se permettre, les cours de l’étain étaient en-dessous du coût
de production, il y avait un marché noir de devises et une énorme spéculation
sur tous les produits. Il fallait compter aussi avec les retombées de la crise
internationale de dette externe. Le mécontentement se généralisait rapidement.
Après
avoir imprudemment dédollarisé l’économie en novembre 1982, les ministres du
MIR s’en vont en claquant les portes, à cause de l’impopularité de cette
mesure. La dédollarisation obligeait à changer tous les comptes en banque en
dollars pour des comptes en pesos boliviens, donc vulnérables à l’inflation, et
à un taux de change fixe déterminé par le gouvernement.
Après un nouvel essai
pour retourner au gouvernement quelques mois plus tard, ils finissent par le
quitter pour de bon. La situation devient de plus en plus impossible, à mesure
que les syndicats exigent tout, et tout de suite, alors que le gouvernement se
trouve totalement démuni de moyens et d’appuis politiques.
Le chaos règne, la
production tombe, toute l’économie est paralysée, les ouvriers et les classes
moyennes sont mécontents, ne se rendant pas très bien compte que ce sont
justement leurs exigences excessives qui empêchent la récupération. Même les
entrepreneurs finissent par se mettre en grève et organisent un lock-out pendant deux jours. La jeune
démocratie est en danger de mort.
Le 30 juin 1984, le
président est séquestré par une bande d’irréguliers, une action faisant partie
d’un coup d’état qui n’aura jamais lieu, parce qu’aucune garnison militaire ne
veut être la première à sortir et chacune attend que les autres le fassent
d’abord. Quelques heures plus tard, Siles Zuazo est libéré, et les choses
reprennent leur cours.
Mais Hernán Siles avait
déjà perdu le sens de la réalité : entouré depuis des mois par un cercle
d’adulateurs, il n’avait aucune idée de la hausse réelle des prix et, d’après
la petite histoire, quand il envoyait son aide de camp acheter un paquet de
cigarettes, la secrétaire augmentait en douce l’argent que le président lui
avait passé, et avec lequel il n’aurait même pas pu acheter une demi-cloppe.
Hyperinflation
Il faut faire la
queue pour le pain, pour le riz, pour le sucre, pour l’huile, pour un bout de
viande, pour tout. Tout est rationné et peut s’acheter en quantité
limitée : quatre pains par personne, et donc les trois enfants font la
file pour en avoir une douzaine, six œufs par jour et par famille,
etc. Les magasins sont vides ou vendent par la petite porte à des prix de
marché noir. Pour beaucoup de gens c’est la disette.
Heureusement, une
partie du salaire nous est payée en denrées comestibles ou de première
nécessité, lait en poudre, riz, farine, sardines en boîte, macaronis, détergent
ou papier de toilette, qu’on obtient à la coopérative de l’université, ce qui
permet de tenir malgré tout.
Dans chaque quartier,
l’association des voisins s’organise pour acheter en gros et distribuer
quelques provisions aux familles, en échange de travail communautaire, comme de
transporter des pierres pour paver la rue.
A l’université, le
salaire mensuel d’un professeur vaut l’équivalent de 25 dollars, et il faut un
cabas pour aller le toucher et y mettre les millions en billets sans valeur.
Les employeurs commencent à payer tous les 15 jours, puis toutes les semaines,
pour que les salaires mensuels rétrécissent moins.
L’inflation devient
une hyperinflation et les billets prennent le nom de « chèque de gérance »,
qui s’impriment d’un seul côté sur du mauvais papier. D’autres billets
reçoivent simplement un cachet qui ajoute des zéros au montant. Bientôt les
presses impriment des billets de un million de pesos. Ces billets doivent être
importés, la Bolivie ne les fabrique pas, et leur coût de production dépasse de
loin leur valeur nominale. J’arrive à épater la famille et les amis en leur
offrant un million à chacun, lors d’une visite en Belgique.
Mais il y a aussi du
bon. Il n’y a plus de censure, plus de persécution politique, beaucoup de
solidarité. Le gouvernement arrive à mettre en place un système de santé et un
programme de vaccination avec un appui populaire très fort qui élimine
définitivement la polio et la rougeole, et oblige à enrichir le sel de cuisine
avec de l’iode, pour combattre le goitre endémique (la Bolivie est loin de la
mer). La mortalité infantile chute grâce à la distribution de sachets de
réhydratation contre la diarrhée jusque dans les moindres hameaux.
L’alimentation des enfants est renforcée avec le « maisoy », un
mélange de céréales assez rustique mais très bon marché, et dont mes enfants se
souviennent probablement encore. Le ministre
de la santé, le Dr. Javier Torres Goitia, mérite certainement mes
applaudissements.
Don Hernán s’en va
A la fin de l’année
1984, désespéré par l’opposition féroce de la Centrale Ouvrière et des partis
de droite, Siles Zuazo entame une grève de la faim pour essayer de réconcilier
les boliviens autour de son gouvernement, mais il n’a pas plus de succès que ne
l’eut Mahatma Gandhi. Au bout de quatre jours de grève, il décide d’écourter
son mandat et de convoquer de nouvelles élections pour le mois de juin 1985. Sa
démission avait été négociée avec l’intervention de l’église catholique.
Le 6
août 1985, Victor Paz Estenssoro est proclamé président, pour la quatrième fois
dans sa vie, et déclare pathétiquement dans son discours d’inauguration :
« Chers concitoyens, le pays se meurt ».
Bien plus tard,
Filemón Escobar, un ancien dirigeant mineur devenu assesseur des producteurs de
coca et mentor particulier de Evo Morales, allait écrire dans ses
mémoires : « Les masses se sont trompées, comme toujours. Nous avons
combattu Siles Zuazo, et nous avons obtenu le 21060 ».
DS 21060
Il fallait faire
quelque chose pour sauver le pays, et vite. Dès avant les élections, un plan de
sauvetage avait été élaboré, appelé la « Nouvelle Politique Economique »,
qui allait être mise en place par un décret présidentiel, le Décret Suprême
21060. Tous les boliviens connaissent ce chiffre, qui continue à paraître, pour
ou contre, au moins une fois par semaine dans les journaux, et qui ouvre la
période « néoliberale » de la Bolivie qui allait durer jusqu’en 2005.
Ce n’est pas ici la
place pour un cours d’économie, mais disons juste que le décret fut efficace
pour combattre l’inflation, malgré le coût terrible qu’il comportait pour beaucoup
de travailleurs. La solution n’était malheureusement pas facile.
Juan Antonio
accompagnait les évènements depuis son observatoire à l’Université Catholique,
conseillait, applaudissait ou critiquait les diverses mesures économiques dans
de nombreux articles de presse, et faisait partie de groupes de discussion
organisés par la coopération internationale ou par le Ministère de
Planification et Développement, dont Gonzalo Sanchez de Lozada (Goni) était
alors ministre.
En
très bref, le plan unifiait les taux de change, réduisait le déficit fiscal,
congelait les salaires, réduisait le nombre d’employés publics et des mineurs
qui travaillaient à la COMIBOL (l’entreprise d’état), augmentait le prix de
l’essence, éliminait les subsides pour les aliments de première nécessité,
établissait le libre change du dollar en établissant une bourse d’échange, le
« Bolsín », enlevait six zéros à la monnaie, introduisait une réforme
des impôts, flexibilisait les conditions de travail, etc.
Trente
mille mineurs furent renvoyés de la COMIBOL, dont les mines d’étain n’étaient
plus rentables. La « Marcha por la Vida » allait inaugurer cette
forme de protestation massive où un groupe de manifestants parcoure des
kilomètres à pied et par étapes, cette fois depuis Oruro, pour arriver au siège
du gouvernement, La Paz.
Cette
méthode de lutte allait se reproduire plusieurs fois pendant les années
suivantes. Mais Victor Paz ne se laissait pas faire : il décréta l’état de
siège et confina les dirigeants dans des provinces lointaines et tropicales.
Seul restait dans l’air l’écho de la chanson de la marche, « Los mineros
volveremos », pendant que l’armée ramenait les manifestants en train, en
bus et en camions vers leurs districts de Siglo XX, de Catavi ou de Huanuni.
Les
mesures économiques prises par Victor Paz étaient dures, sans doute trop dures,
mais parvinrent à stabiliser le pays. Pourtant il allait falloir attendre
longtemps pour que la croissance reprenne. Un an après le décret, Juan Antonio
écrit : « Ce n’est pas la peine de pleurer sur le lait renversé.
Maintenant que l’inflation est contrôlée, il faut remettre le pays en marche,
en surpassant la crise de production [...]. Si une réactivation ne se fait pas
bientôt, le commentaire sarcastique des économistes qui discutaient le plan
bolivien de stabilisation pendant une réunion internationale pourrait devenir
réalité : inflation zéro, emploi zéro, bientôt population zéro… ».
Une naissance
En parlant de
population, le 4 août 1984 un bébé nous était arrivé : Joaquin. Nous
étions rentrés en Bolivie l’année précédente, après le séjour à Boston, pleins
d’enthousiasme pour la démocratie durement gagnée par les boliviens, et notre
enthousiasme se maintenait malgré la vie quotidienne difficile.
Nous vivions maintenant
dans la nouvelle maison, à Cota Cota, et la faculté des sciences avait déménagé
vers le même quartier, dans un campus à 10 minutes à pied de la maison.
Conditions idéales pour avoir un petit : en cas de pépin la bonne pouvait
m’appeler et j’arrivais tout de suite. D’autres fois, Joaquin m’accompagnait au
travail, comme c’était le cas pour plusieurs jeunes mamans qui travaillaient à
l’Institut d’Ecologie et qui avaient un moïse ou une poussette dans leurs
bureaux. Les horaires étaient flexibles et quand un des enfants était malade,
je pouvais travailler à la maison.
Les tentatives pour
former une crèche universitaire n’ont par contre jamais marché. Les trois plus
grands, Isabel, Adriana et Esteban, allaient à l’école au collège
Franco-Bolivien, après avoir passé quelques mois au collège Los Pinos pour
terminer l’année, à cause du décalage entre les années scolaires des
hémisphères nord et sud. La vie reprenait doucement sa normalité et ne pouvait
qu’améliorer.
Bibliographie
El prisionero de palacio. Irving Alcaraz, 1983.
Han secuestrado al presidente. G. Prado S. y E. Claure, 1990.
Bolivia en el siglo XX. F. Campero Prudencio (ed.), 1999.
El dictador elegido. Martín Sivak, 2001.
Informe escrito de un economista boliviano, Juan Antonio Morales, 2002.
De la UDP al MAS. El enigma constituyente. R. Sanjinés Ávila, 2006.
La política económica boliviana, 1982-2010, Juan Antonio Morales, 2012.
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