mardi 10 mars 2015

Adieu mon général

La fin de la dictadure


Le régime instauré par le général Luis García Meza en 1980 se maintenait encore, mais à dures peines. Pourtant les militaires comptaient, d’une part, sur la terreur dans laquelle ils tenaient la population et, de l’autre, sur les apports financiers provenant du trafic de la cocaïne, grâce auxquels ils pensaient rester au pouvoir pendant vingt ans.


La terreur s’était manifestée par exemple le 15 janvier 1981, lorsqu’un groupe de jeunes militants du MIR s’était réuni dans une maison de la rue Harrington, dans le quartier résidentiel de Sopocachi, à La Paz, pour discuter des mesures de protestation à prendre contre la hausse brutale des prix. José Reyes, Gonzalo Barrón, Luis Suárez, Arcil Menacho, Artemio Camargo, Ricardo Navarro, Ramiro Velasco et Jorge Valdivieso sont assassinés sans pitié par des sicaires du Ministère de l’Intérieur. 

Pour essayer de camoufler leur crime, les auteurs du massacre simulent une scène de combat, alors qu’aucun de ces jeunes n’était armé. Cette formule allait être utilisée en d’autres occasions et par d’autres gouvernements, par exemple par celui de Evo Morales en avril 2009, à l’hôtel Las Américas de Santa Cruz, où de soit-disant terroristes seront tués par les forces spéciales de la police pendant leur sommeil. 


Seule Gloria Ardaya, cachée sous un lit et protégée par le cadavre d’un de ses compagnons, sauve sa vie, mais est arrêtée et torturée par des policiers argentins en civil qui offrent leur « coopération technique » à la répression.

D’un autre côté, la cocaïne est reine et s’exporte sous la protection et avec la participation du ministre de la police, Luis Arce Gómez, le même qui avait fait disparaître les archives militaires après l’échec du coup de Natusch Busch, et qui menaçait les opposants en leur recommandant d’avoir toujours « leur testament sous le bras ». Il allait plus tard purger une longue peine de prison aux Etats-Unis pour trafic de drogue, après laquelle il se retrouve maintenant à la prison de Chonchocoro, en Bolivie, en compagnie de Luis García Meza, avec une condamnation de 30 ans. 
Les autres militaires, surtout ceux d’une génération plus jeune, étaient chaque jour plus opposés aux excès du régime dictatorial, et les conspirations et tentatives de coups se multipliaient, sans succès. Le 2 août 1982 un nouveau coup d’état commence à Santa Cruz, mais cette fois avec l’appui de la population. 

Le coup est commandé par Lucio Añez et Alberto Natusch Busch (oui oui, le même de novembre 1979). Le colonel Lucio Añez était le propriétaire de la petite maison que nous avions louée à Los Pinos avant de partir aux Etats-Unis, pendant la construction de la maison de Cota Cota. Il nous avait demandé déjà en 1980 de pouvoir organiser une réunion clandestine contre García Meza dans notre living avec ses camarades. Nous on attendait en haut dans les chambres, après leur avoir servi un petit café. 

Pendant les semaines suivantes, nous avons mal dormi, sursautant à chaque fois qu’une voiture freinait brusquement dans la rue, craignant de nous faire embarquer par les paramilitaires.
Les dirigeants politiques Hernán Siles Zuazo et Jaime Paz Zamora, tous deux en exil, approuvent le mouvement, et la Centrale Ouvrière déclare une grève générale en appui aux révoltés, qui n’est pourtant pas suivie dans les mines : à cause de la censure, les mineurs ne sont pas avertis à temps.
García Meza renonce le 4 août et part pour Miami avec sa famille, après avoir remis le pouvoir à une Junte Militaire. Le carrousel peut commencer : les présidents « de facto » se succèdent et ne durent pas. Bientôt les coffres de l’état sont complètement vides, sur quoi les généraux décident de passer le pouvoir à un gouvernement civil. Dans la hâte générale, ils arrivent à un accord politique pour ne pas organiser de nouvelles élections, qui demanderaient trop de temps, mais plutôt de reconnaître les résultats de celles de 1980. 

Hernán Siles Zuazo, qui les avait gagnées avec un peu moins de la moitié des votes et se trouve en exil à Lima, accepte la présidence, dans la liesse générale. Pourtant de nouvelles élections lui auraient donné une bien plus grande majorité au Congrès, ce qui lui aurait certainement facilité la tâche. 

L’union démocratique et populaire (UDP)

Le 10 octobre 1982 Hernán Siles Suazo jure à la présidence. Jaime Paz, du MIR, est vice-président. Mais le gouvernement est faible, « combattu par le Parlement, persécuté par la Centrale Ouvrière, sans moyens financiers » et cette situation extrêmement difficile allait rendre presque impossible la récupération économique.


Malgré la joie qu’éprouvait tout le monde de se retrouver enfin en liberté, les années d’abus totalitaire avaient causé la ruine du pays et il aurait fallu un peu de temps et de patience pour le reconstruire, mais Siles Zuazo se trouvait tout de suite dépassé par les exigences sans limites des travailleurs.   

Les syndicats exigeaient à coups de grèves et de manifestations des augmentations de salaires que le pays ne pouvait se permettre, les cours de l’étain étaient en-dessous du coût de production, il y avait un marché noir de devises et une énorme spéculation sur tous les produits. Il fallait compter aussi avec les retombées de la crise internationale de dette externe. Le mécontentement se généralisait rapidement.

Après avoir imprudemment dédollarisé l’économie en novembre 1982, les ministres du MIR s’en vont en claquant les portes, à cause de l’impopularité de cette mesure. La dédollarisation obligeait à changer tous les comptes en banque en dollars pour des comptes en pesos boliviens, donc vulnérables à l’inflation, et à un taux de change fixe déterminé par le gouvernement.

Après un nouvel essai pour retourner au gouvernement quelques mois plus tard, ils finissent par le quitter pour de bon. La situation devient de plus en plus impossible, à mesure que les syndicats exigent tout, et tout de suite, alors que le gouvernement se trouve totalement démuni de moyens et d’appuis politiques.

Le chaos règne, la production tombe, toute l’économie est paralysée, les ouvriers et les classes moyennes sont mécontents, ne se rendant pas très bien compte que ce sont justement leurs exigences excessives qui empêchent la récupération. Même les entrepreneurs finissent par se mettre en grève et organisent un lock-out pendant deux jours. La jeune démocratie est en danger de mort.

Le 30 juin 1984, le président est séquestré par une bande d’irréguliers, une action faisant partie d’un coup d’état qui n’aura jamais lieu, parce qu’aucune garnison militaire ne veut être la première à sortir et chacune attend que les autres le fassent d’abord. Quelques heures plus tard, Siles Zuazo est libéré, et les choses reprennent leur cours. 

Mais Hernán Siles avait déjà perdu le sens de la réalité : entouré depuis des mois par un cercle d’adulateurs, il n’avait aucune idée de la hausse réelle des prix et, d’après la petite histoire, quand il envoyait son aide de camp acheter un paquet de cigarettes, la secrétaire augmentait en douce l’argent que le président lui avait passé, et avec lequel il n’aurait même pas pu acheter une demi-cloppe.

Hyperinflation

Il faut faire la queue pour le pain, pour le riz, pour le sucre, pour l’huile, pour un bout de viande, pour tout. Tout est rationné et peut s’acheter en quantité limitée : quatre pains par personne, et donc les trois enfants font la file pour en avoir une douzaine, six œufs par jour et par famille, etc. Les magasins sont vides ou vendent par la petite porte à des prix de marché noir. Pour beaucoup de gens c’est la disette.

Heureusement, une partie du salaire nous est payée en denrées comestibles ou de première nécessité, lait en poudre, riz, farine, sardines en boîte, macaronis, détergent ou papier de toilette, qu’on obtient à la coopérative de l’université, ce qui permet de tenir malgré tout. 

Dans chaque quartier, l’association des voisins s’organise pour acheter en gros et distribuer quelques provisions aux familles, en échange de travail communautaire, comme de transporter des pierres pour paver la rue.

A l’université, le salaire mensuel d’un professeur vaut l’équivalent de 25 dollars, et il faut un cabas pour aller le toucher et y mettre les millions en billets sans valeur. Les employeurs commencent à payer tous les 15 jours, puis toutes les semaines, pour que les salaires mensuels rétrécissent moins. 

L’inflation devient une hyperinflation et les billets prennent le nom de « chèque de gérance », qui s’impriment d’un seul côté sur du mauvais papier. D’autres billets reçoivent simplement un cachet qui ajoute des zéros au montant. Bientôt les presses impriment des billets de un million de pesos. Ces billets doivent être importés, la Bolivie ne les fabrique pas, et leur coût de production dépasse de loin leur valeur nominale. J’arrive à épater la famille et les amis en leur offrant un million à chacun, lors d’une visite en Belgique. 

Mais il y a aussi du bon. Il n’y a plus de censure, plus de persécution politique, beaucoup de solidarité. Le gouvernement arrive à mettre en place un système de santé et un programme de vaccination avec un appui populaire très fort qui élimine définitivement la polio et la rougeole, et oblige à enrichir le sel de cuisine avec de l’iode, pour combattre le goitre endémique (la Bolivie est loin de la mer). La mortalité infantile chute grâce à la distribution de sachets de réhydratation contre la diarrhée jusque dans les moindres hameaux. 

L’alimentation des enfants est renforcée avec le « maisoy », un mélange de céréales assez rustique mais très bon marché, et dont mes enfants se souviennent probablement encore.  Le ministre de la santé, le Dr. Javier Torres Goitia, mérite certainement mes applaudissements.

Don Hernán s’en va 

A la fin de l’année 1984, désespéré par l’opposition féroce de la Centrale Ouvrière et des partis de droite, Siles Zuazo entame une grève de la faim pour essayer de réconcilier les boliviens autour de son gouvernement, mais il n’a pas plus de succès que ne l’eut Mahatma Gandhi. Au bout de quatre jours de grève, il décide d’écourter son mandat et de convoquer de nouvelles élections pour le mois de juin 1985. Sa démission avait été négociée avec l’intervention de l’église catholique. 

Le 6 août 1985, Victor Paz Estenssoro est proclamé président, pour la quatrième fois dans sa vie, et déclare pathétiquement dans son discours d’inauguration : « Chers concitoyens, le pays se meurt ».

Bien plus tard, Filemón Escobar, un ancien dirigeant mineur devenu assesseur des producteurs de coca et mentor particulier de Evo Morales, allait écrire dans ses mémoires : « Les masses se sont trompées, comme toujours. Nous avons combattu Siles Zuazo, et nous avons obtenu le 21060 ».


DS 21060

Il fallait faire quelque chose pour sauver le pays, et vite. Dès avant les élections, un plan de sauvetage avait été élaboré, appelé la « Nouvelle Politique Economique », qui allait être mise en place par un décret présidentiel, le Décret Suprême 21060. Tous les boliviens connaissent ce chiffre, qui continue à paraître, pour ou contre, au moins une fois par semaine dans les journaux, et qui ouvre la période « néoliberale » de la Bolivie qui allait durer jusqu’en 2005. 

Ce n’est pas ici la place pour un cours d’économie, mais disons juste que le décret fut efficace pour combattre l’inflation, malgré le coût terrible qu’il comportait pour beaucoup de travailleurs. La solution n’était malheureusement pas facile. 


Juan Antonio accompagnait les évènements depuis son observatoire à l’Université Catholique, conseillait, applaudissait ou critiquait les diverses mesures économiques dans de nombreux articles de presse, et faisait partie de groupes de discussion organisés par la coopération internationale ou par le Ministère de Planification et Développement, dont Gonzalo Sanchez de Lozada (Goni) était alors ministre.


En très bref, le plan unifiait les taux de change, réduisait le déficit fiscal, congelait les salaires, réduisait le nombre d’employés publics et des mineurs qui travaillaient à la COMIBOL (l’entreprise d’état), augmentait le prix de l’essence, éliminait les subsides pour les aliments de première nécessité, établissait le libre change du dollar en établissant une bourse d’échange, le « Bolsín », enlevait six zéros à la monnaie, introduisait une réforme des impôts, flexibilisait les conditions de travail, etc. 



Trente mille mineurs furent renvoyés de la COMIBOL, dont les mines d’étain n’étaient plus rentables. La « Marcha por la Vida » allait inaugurer cette forme de protestation massive où un groupe de manifestants parcoure des kilomètres à pied et par étapes, cette fois depuis Oruro, pour arriver au siège du gouvernement, La Paz.

Cette méthode de lutte allait se reproduire plusieurs fois pendant les années suivantes. Mais Victor Paz ne se laissait pas faire : il décréta l’état de siège et confina les dirigeants dans des provinces lointaines et tropicales. Seul restait dans l’air l’écho de la chanson de la marche, « Los mineros volveremos », pendant que l’armée ramenait les manifestants en train, en bus et en camions vers leurs districts de Siglo XX, de Catavi ou de Huanuni.

Les mesures économiques prises par Victor Paz étaient dures, sans doute trop dures, mais parvinrent à stabiliser le pays. Pourtant il allait falloir attendre longtemps pour que la croissance reprenne. Un an après le décret, Juan Antonio écrit : « Ce n’est pas la peine de pleurer sur le lait renversé. Maintenant que l’inflation est contrôlée, il faut remettre le pays en marche, en surpassant la crise de production [...]. Si une réactivation ne se fait pas bientôt, le commentaire sarcastique des économistes qui discutaient le plan bolivien de stabilisation pendant une réunion internationale pourrait devenir réalité : inflation zéro, emploi zéro, bientôt population zéro… ».

Une naissance

En parlant de population, le 4 août 1984 un bébé nous était arrivé : Joaquin. Nous étions rentrés en Bolivie l’année précédente, après le séjour à Boston, pleins d’enthousiasme pour la démocratie durement gagnée par les boliviens, et notre enthousiasme se maintenait malgré la vie quotidienne difficile.

Nous vivions maintenant dans la nouvelle maison, à Cota Cota, et la faculté des sciences avait déménagé vers le même quartier, dans un campus à 10 minutes à pied de la maison. Conditions idéales pour avoir un petit : en cas de pépin la bonne pouvait m’appeler et j’arrivais tout de suite. D’autres fois, Joaquin m’accompagnait au travail, comme c’était le cas pour plusieurs jeunes mamans qui travaillaient à l’Institut d’Ecologie et qui avaient un moïse ou une poussette dans leurs bureaux. Les horaires étaient flexibles et quand un des enfants était malade, je pouvais travailler à la maison. 

Les tentatives pour former une crèche universitaire n’ont par contre jamais marché. Les trois plus grands, Isabel, Adriana et Esteban, allaient à l’école au collège Franco-Bolivien, après avoir passé quelques mois au collège Los Pinos pour terminer l’année, à cause du décalage entre les années scolaires des hémisphères nord et sud. La vie reprenait doucement sa normalité et ne pouvait qu’améliorer.

Bibliographie
El prisionero de palacio. Irving Alcaraz, 1983.
Han secuestrado al presidente. G. Prado S. y E. Claure, 1990.
Bolivia en el siglo XX. F. Campero Prudencio (ed.), 1999.
El dictador elegido. Martín Sivak, 2001.
Informe escrito de un economista boliviano, Juan Antonio Morales, 2002.
De la UDP al MAS. El enigma constituyente. R. Sanjinés Ávila, 2006.
La política económica boliviana, 1982-2010, Juan Antonio Morales, 2012.







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