vendredi 31 octobre 2014

Rébellion



Guerres de religion ou guère de religion


« Je ne crois pas à la vie éternelle » me dit un jour mon père, « au ciel et tout ça ». « Je crois que quand on meurt, ce qui survit c’est la bonne réputation de quelqu’un, et les souvenirs dans les cœurs de ceux qu’on a connus ». « Et aussi les œuvres ». Par là il voulait dire la fabrique, qui n’allait malheureusement pas lui survivre, au contraire, elle allait fermer bien avant sa mort.

Mon père, qui allait à la messe et communiait tous les dimanches, qui faisait des neuvaines et assistait aux messes du premier vendredi du mois, d’après les conseils de la Bienheureuse Marie-Madeleine à la Coque, qui nous faisait prier tous les soirs et allait avec nous en pèlerinage tous les mois de mai, pour visiter la Vierge de Gaverland ? Et il ne croyait pas à la vie éternelle ? Et il me le disait ?


Je ne pouvais pas en croire mes oreilles. Lui qui était considéré le seul homme assez irréprochable pour pénétrer dans la clôture des Pauvres Claires quand elles avaient besoin de faire réparer leur cuisinière ? Qui était un membre actif de la fabrique d’église ? 

Je ne comprenais plus rien.



Alors, pourquoi faisait-il tout ça ? Par conventionnalisme, pour le « qu’en dira-t-on » ? Ou parce qu’il croyait que la religion assurait l’ordre social ? Ou  simplement par habitude, parce que ça c’est toujours fait, et par respect des traditions imposées depuis longtemps par une mère veuve et sévère ?


Mon « athéisme » datait déjà de quelques années alors. Si bien j’avais fait ma première communion à six ans avec beaucoup d’innocence et ma communion solennelle à onze avec une certaine conviction, dès mes treize ou quatorze ans je voyais bien que ça n’allait plus.

Mais j’étais un peu trop jeune pour oser prendre des décisions aussi difficiles et je continuais donc d’aller à la messe à l’église du Raap ou chez les Franciscains avec la famille. Les sermons me semblaient de plus en plus absurdes et je mordais mon frein, je rassemblais mon courage.


Je trouvais que si on était vraiment croyant, il fallait devenir le Père de Foucauld (la Mère Thérèse de Calcutta n’était pas encore à la mode) et partir vivre dans le désert pour aller convertir les Touaregs. 

Ou alors de préférence être martyr aux premiers temps du christianisme (je lisais « Quo Vadis »). La tiédeur de tous ces gens qui allaient à l’église et puis passaient chez le boulanger acheter les tartes du dimanche me dégoûtait : je voulais tout ou rien.

 
L’année suivante je déclarai à la famille que je ne voulais plus aller à la messe. Evidemment il n’en était pas question pour mes parents, mais du moins personne ne pouvait m’obliger à communier. C’est vers ce moment-là que je changeai d’école pour aller en pension à Bruxelles. Là, les pensionnaires étaient obligées d’assister à la messe de six heures et demie tous les jours, mais j’en profitais pour réviser mon vocabulaire latin caché dans mon missel, et je n’étais pas la seule. Ou alors je lisais la liste des péchés qui apparaissait à la fin de ce même missel et qui parlait de toutes sortes de perversions qui me semblaient très comiques.
Mais ma révolte était plus profonde. Tout d’abord, je me posais l’éternelle question que tout le monde se pose et n’a donc rien d’original : si Dieu est en même temps bon et tout-puissant, comment justifier le mal ? « Le libre-arbitre », diraient probablement deux de mes sœurs, « Ce sont souvent les hommes qui causent leur propre malheur et celui des autres ». D’accord, si vous voulez, pour les guerres ou les déboisements de l’Himalaya qui produisent des inondations au Bangladesh. Mais les gens qui meurent dans un tremblement de terre ou un tsunami, me demandais-je, qui les a tués ?
Et comment expliquer que les bébés morts qui ont été baptisés vont au ciel et les bébés qui n’ont pas été baptisés vont dans un no man’s land appelé les limbes ? Est-ce la faute des bébés de ne pas avoir reçu de baptême ? Je sais bien que depuis, les limbes ont été abolies par l’Eglise, mais à l’époque elles étaient encore très fréquentées. Ma sœur Pierrette était devenue un petit ange, mais les petits chinois, non.

Qu’est-ce que c’est que ce ciel, de toute façon, où on passe son temps à ne rien faire et à contempler Dieu ? Quel ennui. Entre parenthèses, d’après les légendes flamandes on y mange tous les jours du riz au lait avec des petites cuillères en or, et je détestais le riz au lait. Mais surtout, comment un Dieu supposé bon pouvait-il condamner un être humain, qu’il avait lui-même créé avec tous ses défauts, à l’enfer pour toute l’éternité ? Il fallait que Dieu soit vraiment très méchant et alors, il valait beaucoup mieux pour lui de ne pas exister.
Un curé légèrement progressiste me dit une fois que l’enfer était un dogme et donc il fallait y croire, mais qu’on n’était pas obligé de penser qu’il y avait quelqu’un dedans. Il me semble pourtant un peu absurde de construire toute cette infrastructure et de dépenser autant d’énergie de chauffage pour rien.
Je disais donc comme Luis Bunuel : « Grâce à Dieu je suis athée ». Et si je rencontrais Dieu après ma mort (surprise !) je lui dirais ce que j’en pense.
Us et coutumes
Pourtant quand j’étais gosse je faisais partie du chœur d’enfants de l’église de mon quartier et j’aimais beaucoup les répétitions pour préparer les chants de Noël, que je connais encore toujours par cœur. Jacquot s’occupait beaucoup de cette église, assez récemment construite, et où il y avait aussi des chantres adultes, auxquels il servait des verres de bière dans une espèce de café-salle-paroissiale en face. C’est aussi lui qui sonnait les cloches et alignait les chaises d’église avant la messe.
 Mon éducation très catholique, tant à la maison comme chez les bonnes sœurs, était un mélange de bonnes intentions, de traditions qu’on ne questionnait pas, certaines très agréables comme la fête de Noël ou les œufs de Pâques, de morale pour enfants sages, de superstition et de quelques pratiques un peu absurdes.
Par exemple, pendant le Carême on devait garder les bonbons et biscuits qu’on « recevait » après le repas dans un bocal en verre, pour faire un sacrifice et apprendre à partager avec les « pauvres petits nègres » des missions. Imaginez-vous dans quel état arrivaient ces bonbons et chocolats au Congo, s’ils arrivaient jamais.
Les petits africains avaient aussi droit à des chemisettes en flanelle rose, fabriquées par ma mère et quelques amies pendant les « ouvroirs », sorte de café-clash où toutes brodaient des bords autour du cou et des manches des dites chemises (modèle et taille unique) que maman avait d’abord cousues à la machine. 
 Quand j’avais demandé à maman « Mais pourquoi ont-ils besoin de chemises en flanelle quand il fait chaud et qu’ils peuvent se promener tout nus ? » elle avait trouvé la bonne réponse : « Il peut faire froid la nuit et il y a parfois des pneumonies ». Du coup je voyais tous ces petits dormir dans leur case comme des petits chérubins avec leurs fesses à l’air, grâce aux chemisettes roses.
Pendant une période on gardait aussi les papiers d’étain qui emballaient les chocolats Côte-d’Or. Il fallait séparer la feuille d’étain du papier où elle collait, c’était du recyclage avant l’heure, et j’ai gardé la manie de le faire pour l’amusement, même si après je jette le tout à la poubelle. Je me demande combien de centimes on gagnait pour les missions en faisant ce travail.
D’un autre côté, il fallait toujours manger toute sa soupe « parce que les petits chinois meurent de faim ». Je n’ai jamais compris la logique et j’aurais parfois volontiers donné ma soupe aux petits chinois au lieu de la manger. 
Les missionnaires belges en Chine avaient aussi beaucoup de succès. Je me souviens d’une exposition de statuettes en ivoire qui m’avait énormément impressionnée parce qu’il y avait plusieurs couches sculptées, encastrées l’une dans l’autre. Nous étions allées voir ça avec l’école et le bon  père écrivait nos noms en chinois. Je ne me rendais pas compte à l’époque que le brave père avait probablement obtenu tous ces trésors, appartenant à des familles d’anciens propriétaires terriens, contre un petit sac de riz et quelques pattes de poule.
Ce n’était pas le même missionnaire qui avait visité Audenarde et avait habillé ma cousine Véronique en chinoise, ce qui lui fit croire qu’elle était adoptée : « Comme il avait besoin d’un mannequin, il m’a sortie du groupe pour m’habiller en chinoise, disant qu’il trouvait que je leur ressemblais. Depuis je me suis imaginée que mon vrai père était un mandarin, qu’on m’avait kidnappée et que mes parents m’avaient adoptée » me raconte-t-elle. Son missionnaire était jésuite et le mien franciscain. Ils n’avaient sûrement pas idée de l’effet psychologique qu’ils pouvaient causer.
Une bonne éducation
L’école Notre Dame de la Présentation (Onze Lieve Vrouw Presentatie) était l’école de Saint Nicolas la plus cotée pour les filles. Située en plein centre, à la rue de la Plaisance, elle donnait sur la rue par une énorme porte cochère verte. En entrant il y avait un petit jardin où fleurissaient au printemps deux magnolias magnifiques. C’est la seule chose magnifique qu’il y avait, d’ailleurs. 
Sur la droite se trouvait la « petite école » où étaient les primaires et les classes gardiennes, dans le fond il fallait contourner le bâtiment pour arriver aux classes d’humanités (secondaires). La façade avant était le couvent où logeaient les nonnes, les classes pour les grandes étaient dans la partie arrière du couvent et en partie dans un nouveau bâtiment, à côté d’un monticule avec une grotte de Lourdes et d’autres statues en plâtre peint. 

En première et deuxième année primaire il y avait aussi des garçons, le Petit Séminaire ne les prenait qu’en troisième. Les garçons étaient assis sur les bancs de gauche, près des fenêtres, et les filles à droite et au milieu. Même comme ça, ils arrivaient à nous tirer les cheveux et parfois à tremper les bouts de tresse des gamines dans les encriers qui se trouvaient au milieu de chaque pupitre.
Tous les garçons étaient réputés méchants et toutes les filles sages, uniquement à cause de leur sexe (l’histoire des genres, c’était juste bon pour la grammaire). Je me souviens qu’en première année un garçon qui ne pouvait pas se tenir tranquille était tombé de son banc et que la maîtresse l’avait obligé à rester là sans bouger pendant le reste de la classe. Elle ne s’était pas aperçue que la main du pauvre gosse était appuyée au radiateur. Le lendemain il est arrivé en classe avec un gros bandage, il avait tout le dos de la main brûlée. 

En deuxième année, une autre maîtresse, plus sadique, nous distribuait des claques et nous soulevait par les oreilles. A nouveau les garçons étaient les principales victimes mais nous y passions aussi quelquefois. Elle était tellement brutale qu’elle a fini par se faire congédier, mais il a fallu que les parents d’élèves aillent se plaindre plusieurs fois pour y arriver.
Les punitions normales consistaient à rester à genoux, tournant le dos à la classe, sur l’estrade en bois où se trouvait le bureau du professeur. En cas de bavardage ou de dissipation c’était automatique. Il y avait aussi la variante de rester debout derrière le tableau, quand il y avait un tableau vert genre triptyque qu’on pouvait ouvrir ou fermer. Le reste du temps, du moins pendant les premières années primaires, on devait rester assises bien droites avec les bras croisés derrière le dos, en se tenant les deux coudes, sauf bien sûr quand il fallait écrire ou tricoter. J’ai fait un peu de yoga sur le tard, mais je suis bien incapable de prendre cette pose depuis longtemps. Bon, on était plus souples à sept ou huit ans, mais on finissait quand même par avoir mal aux bras.

La classe de couture était un supplice pour moi. Sœur Tarcisia nous lisait des histoires horribles à propos d'enfants chrétiens persécutés par les méchants communistes en Allemagne de l’Est, en Chine et en Corée. Elle nous racontait aussi des histoires comme celle d’un petit garçon qui avait oublié de dire ses trois Avés avant de dormir et dont le plafond s’était écroulé sur son lit.  
Quand il fallait tricoter des chaussettes à quatre aiguilles je faisais toujours tomber des points, ou j’oubliais les diminutions et les augmentations. On passait aussi beaucoup de temps à mettre des pièces à des bouts de tissu qui représentaient des draps usés et nous avons même cousu une robe de nuit entièrement à la main. Mais le plus horrible était de broder une nappe au point clair, ce qui terminait d’habitude avec des larmes. Heureusement maman m’aidait parfois, mais à l’époque j’étais très fâchée avec Monique Segers qui faisait tout ça à la perfection et donc nous était montrée en exemple de ce que nous devions être capables de faire.
Mis à part la couture et la gymnastique, j’avais de bons résultats et j’alternais avec Lili Vandewinkel pour avoir la première place. D’après ma mère pourtant, il fallait toujours être seconde de classe : c'est-à-dire avoir les presque-meilleurs résultats, parce qu’être la première, c’était manquer d’humilité. Elle n’était pas facile à contenter.
  
Nous allions à l’école en vélo, sauf quand il faisait très froid ou qu’il neigeait, alors c’était le bus. Ce qui était amusant c’est que j’avais trois voisines qui faisaient le même trajet : Martine Walkiers et Annette et Brigitte Kort. Nous faisions donc la route en papotant et en nous arrêtant parfois dans un magasin pour acheter des bonbons ou du chocolat. C’était d’habitude les Kort qui nous régalaient, elles avaient plus d’argent de poche que moi.
Nous passions devant le cinéma qu’il y avait alors à la rue de l’Ancre où nous pouvions regarder les affiches, mais aller au cinéma était une affaire tout à fait exceptionnelle. Dans cette même rue de l’Ancre, il traînait d’habitude une petite bande de blousons noirs quelque part dans un coin, et quand ils ne nous sifflaient pas au passage nous étions déçues.   


J’ai fait comme ça six années primaires et quatre années d'école secondaire à Saint Nicolas. Je commençais à mal me comporter, comme il convient à cet âge, à beaucoup chahuter les profs et à porter des lunettes. Il était temps de changer d’école. 

 

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