La mer, qu’on
voit danser…
J'adore la mer. Mer du Nord de mon enfance, mers des Caraïbes (seulement
dans mes lectures), mer Méditerranée, Océan Pacifique, que ce soit à
Valparaiso, Lima ou San Francisco, ou Océan Atlantique, à Etretat ou à Bahia de
Tous les Saints, au Brésil…
J’entends le bruit des vagues qui s’écrasent, le ressac sur la plage que
l’eau suce à chaque fois, les fragments de coquilles qui craquent sous les
pieds nus, que ce soit à Knokke-le Zoute ou Arica, les galets ronds et les
rochers qui coupent, couverts d’algues glissantes, en Grèce, en France ou en
Italie…
Et les brise-lames, surtout les brise-lames, qui séparent les plages
belges pour empêcher la tempête de tout emporter. Quand on va tout au bout, à
marée basse, on est perdu dans l’immensité, entre le ciel et l’eau, sans
sauvegarde et sans réticence, on peut oublier tout le reste. Mais un petit
crabe chemine, l’éclat jaune d’une étoile de mer attire notre attention vers
une crevasse, où tout un autre monde en miniature nous attend. Les brise-lames
de Duinbergen sont tout ce qu’il me faut pour donner un sens à ma vie.
Quand j’étais petite,
je voulais devenir pirate.
D’ailleurs on jouait assez souvent aux pirates à la salle à
manger-chambre de jeux. La grande table renversée était notre bateau, on
empilait les chaises dessus pour servir de gréements et accrocher des bouts de
tissus qui devenaient des voiles. Et en avant pour l’Île de la Tortue, la
boucane et le pillage. Marthe, Christine, Tiennot et moi on était tous des
pirates convaincus et comme j’étais la plus grande, je m’arrangeais d’habitude
pour être le capitaine et mener l’abordage, que ce soit au piano ou au vaisselier.
D’autres jours, la table – toujours renversée – se transformait en
hôpital ou en école pour les poupées et les nounours, mais ça c’est une autre
histoire.
Duinbergen
La villa Ruhengeri se trouvait sur la digue, juste avant le tournant qui
allait former Albertplage, endroit à la mode où les papas et les mamans
s’étendaient sur des fauteuils transatlantiques qu’on louait à la semaine, tout
comme les cabines de bois multicolores où on remisait aussi les pelles, les
seaux, les moules pour faire des pâtés de sable, les filets à crevettes, les
cerfs-volants et les petits moulins à vent qui faisaient partie des vacances.
La villa appartenait à ma grand’mère qui lui avait donné le nom du
premier poste d’oncle Antoine au Ruanda. Toute la famille y passait ses
vacances chaque année, à raison de quinze jours par famille, mais les
cousins-cousines s’arrangeaient pour rester avec l’une ou l’autre tante de
façon à prolonger le séjour : tante Mimi et tante Crico étaient accueillantes,
tante Lili aussi, et on dormait à trois ou quatre dans deux lits rapprochés.
Au rez-de-chaussée, le garage avait été transformé en mini-appartement
pour bonne-maman qui ne pouvait plus monter les escaliers. Derrière il y avait
une grande cuisine assez antique et la cour où on faisait sécher les maillots
et les serviettes de bain.
Au premier étage se trouvait le salon avec une magnifique vue sur la mer
et où on entendait le bruit des vagues, et la salle à manger, le tout en style
1930. A l’époque on n’aimait pas trop, mais je suis sûre que l’ensemble
vaudrait une fortune aujourd’hui. Le plus amusant était le monte-plat pour
faire venir les repas et descendre la vaisselle à la cuisine. Au deuxième et au
troisième il y avait les chambres et une petite salle de bains. Quand on y
prenait un bain, il restait toujours une bonne couche de sable dans le fond de
la baignoire.
Tous les jours, qu’il pleuve ou qu’il vente, on allait à la plage, soit
dans le « sable sec », occupé par les transats et les murs en toile
rayée qui servaient à couper le vent, soit sur le « sable mouillé »
où on devait se déplacer à mesure que la marée envahissait nos forts de sable.
Les jeux variaient donc d’après l’emplacement : impossible de faire des
pâtés avec du sable sec, mais pour creuser des magasins de fleurs il fallait
s’établir près des autres marchandes pour que le commerce marche bien.
On faisait donc un
trou dans le sable sec, assez grand pour contenir deux ou trois enfants, et en
mettant le sable sur le pourtour pour établir le « comptoir » ou l’étalage
pour les fleurs en papier crêpé. Actuellement
il est strictement interdit de faire des trous dans le sable sec, mais à
l’époque le maître de plage – l´homme qui louait les fauteuils – les rebouchait
tous les soirs. La monnaie était en « petits couteaux », les petits coquillages
allongés qu’on allait ramasser très tôt le matin en suivant la ligne de la
marée descendante.
Les plus belles fleurs étaient pour sûr les nôtres, quand maman achetait
les papiers crêpés et les papiers de soie de toutes les couleurs, et nous
montrait comment faire les roses, les dahlias, les chrysanthèmes et les
marguerites, ou toutes les fleurs inventées qui pouvaient sortir de notre
imagination.
Construire les forts de sable que la mer envahissait toujours trop vite
demandait l’effort de toute la famille. Quand papa participait le weekend,
c’était toute une forteresse avec couloirs, fossés, ponts et tunnels qui se
formait, avec des chemins par où passaient les balles en caoutchouc ou, plus
difficilement, les petites autos.
Essayer de faire voler des cerfs-volants était par contre
frustrant : le vent était toujours trop fort ou trop faible, et surtout il
changeait tout le temps.
Sophie’s choice
Quand on partait à la mer pour les vacances c’était le branle-bas de
combat. Avec deux voitures, huit enfants, leurs valises, les draps de lit,
nappes, couverts, etc. les choses n’étaient pas simples pour sûr. Maman avait
décidé que chaque enfant pouvait amener un jouet (peluche ou poupée préférée),
ce qui me mettait dans un grave dilemme : j’avais deux poupées, Martin et
Martine, également chéries. Comment pouvais-je choisir entre mes enfants ?
C’était absolument impossible.
Maman, énervée, voulut résoudre le problème avec une claque ; c’est
la seule gifle que j’aie jamais reçue. Je fis un tel scandale que papa finit
par céder pour avoir la paix et finalement je pus voyager avec Martin et
Martine sur les genoux dans la voiture. D’une façon ou d’une autre, je suis
toujours arrivée à mes fins, et certains diront que c’est encore le cas
maintenant.
Titi, Bibi et les autres
A mesure qu’on devenait adolescents, Duinbergen renouvelait ses attraits
avec de nouvelles possibilités : entre cousins et amis du même âge nous
formions une très joyeuse bande qui profitait de la liberté qui n’existait qu’à
la mer.
Nous étions souvent une douzaine à marcher sur la digue la main dans la
main, en prenant toute sa largeur. Un des amusements était d’encercler d’autres
jeunes et de leur exiger soit un gage (une chanson, ou embrasser quelqu’un…)
soit de se joindre à nous. Souvent ils choisissaient la deuxième option, et la
chaîne s’agrandissait toujours. Plusieurs autres groupes nous imitaient, ou
peut-être n’avions-nous rien inventé ?
Le petit casino et son jukebox était l’endroit préféré de rassemblement
des teenagers, où on buvait des cocas en écoutant Sylvie Vartan ou les Everly
Brothers, et je faisais les yeux doux aux garçons de quinze ans.
Pour me rendre intéressante, je pensais vivre mon premier chagrin
d’amour et je cultivais ma mélancolie en marchant dans les rues entre les dunes
de sable, triste pendant toute une après-midi (eh oui, les vacances passent
vite).
Je ne sais plus très bien lequel, de Titi ou de Bibi, avait ma
préférence, mais pourquoi pas les deux ?
Plus tard, j’allais adorer « Jules et Jim », le beau film avec
Jeanne Moreau. Et je chanterais bien comme elle : « J’ai la mémoire
qui flanche, je m’souviens plus très bien… ».
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