mardi 16 septembre 2014

A la mer



La mer, qu’on voit danser…
  
J'adore la mer. Mer du Nord de mon enfance, mers des Caraïbes (seulement dans mes lectures), mer Méditerranée, Océan Pacifique, que ce soit à Valparaiso, Lima ou San Francisco, ou Océan Atlantique, à Etretat ou à Bahia de Tous les Saints, au Brésil… 

   
J’entends le bruit des vagues qui s’écrasent, le ressac sur la plage que l’eau suce à chaque fois, les fragments de coquilles qui craquent sous les pieds nus, que ce soit à Knokke-le Zoute ou Arica, les galets ronds et les rochers qui coupent, couverts d’algues glissantes, en Grèce, en France ou en Italie…

 

Et les brise-lames, surtout les brise-lames, qui séparent les plages belges pour empêcher la tempête de tout emporter. Quand on va tout au bout, à marée basse, on est perdu dans l’immensité, entre le ciel et l’eau, sans sauvegarde et sans réticence, on peut oublier tout le reste. Mais un petit crabe chemine, l’éclat jaune d’une étoile de mer attire notre attention vers une crevasse, où tout un autre monde en miniature nous attend. Les brise-lames de Duinbergen sont tout ce qu’il me faut pour donner un sens à ma vie.
   
Quand j’étais petite, je voulais devenir pirate.


D’ailleurs on jouait assez souvent aux pirates à la salle à manger-chambre de jeux. La grande table renversée était notre bateau, on empilait les chaises dessus pour servir de gréements et accrocher des bouts de tissus qui devenaient des voiles. Et en avant pour l’Île de la Tortue, la boucane et le pillage. Marthe, Christine, Tiennot et moi on était tous des pirates convaincus et comme j’étais la plus grande, je m’arrangeais d’habitude pour être le capitaine et mener l’abordage, que ce soit au piano ou au vaisselier.
  

D’autres jours, la table – toujours renversée – se transformait en hôpital ou en école pour les poupées et les nounours, mais ça c’est une autre histoire.

Duinbergen
   
La villa Ruhengeri se trouvait sur la digue, juste avant le tournant qui allait former Albertplage, endroit à la mode où les papas et les mamans s’étendaient sur des fauteuils transatlantiques qu’on louait à la semaine, tout comme les cabines de bois multicolores où on remisait aussi les pelles, les seaux, les moules pour faire des pâtés de sable, les filets à crevettes, les cerfs-volants et les petits moulins à vent qui faisaient partie des vacances.
   


La villa appartenait à ma grand’mère qui lui avait donné le nom du premier poste d’oncle Antoine au Ruanda. Toute la famille y passait ses vacances chaque année, à raison de quinze jours par famille, mais les cousins-cousines s’arrangeaient pour rester avec l’une ou l’autre tante de façon à prolonger le séjour : tante Mimi et tante Crico étaient accueillantes, tante Lili aussi, et on dormait à trois ou quatre dans deux lits rapprochés.
 
Au rez-de-chaussée, le garage avait été transformé en mini-appartement pour bonne-maman qui ne pouvait plus monter les escaliers. Derrière il y avait une grande cuisine assez antique et la cour où on faisait sécher les maillots et les serviettes de bain.
   

Au premier étage se trouvait le salon avec une magnifique vue sur la mer et où on entendait le bruit des vagues, et la salle à manger, le tout en style 1930. A l’époque on n’aimait pas trop, mais je suis sûre que l’ensemble vaudrait une fortune aujourd’hui. Le plus amusant était le monte-plat pour faire venir les repas et descendre la vaisselle à la cuisine. Au deuxième et au troisième il y avait les chambres et une petite salle de bains. Quand on y prenait un bain, il restait toujours une bonne couche de sable dans le fond de la baignoire.
  
Tous les jours, qu’il pleuve ou qu’il vente, on allait à la plage, soit dans le « sable sec », occupé par les transats et les murs en toile rayée qui servaient à couper le vent, soit sur le « sable mouillé » où on devait se déplacer à mesure que la marée envahissait nos forts de sable. Les jeux variaient donc d’après l’emplacement : impossible de faire des pâtés avec du sable sec, mais pour creuser des magasins de fleurs il fallait s’établir près des autres marchandes pour que le commerce marche bien.


On faisait donc un trou dans le sable sec, assez grand pour contenir deux ou trois enfants, et en mettant le sable sur le pourtour pour établir le « comptoir » ou l’étalage pour les fleurs en papier crêpé.  Actuellement il est strictement interdit de faire des trous dans le sable sec, mais à l’époque le maître de plage – l´homme qui louait les fauteuils – les rebouchait tous les soirs. La monnaie était en « petits couteaux », les petits coquillages allongés qu’on allait ramasser très tôt le matin en suivant la ligne de la marée descendante.

  
Les plus belles fleurs étaient pour sûr les nôtres, quand maman achetait les papiers crêpés et les papiers de soie de toutes les couleurs, et nous montrait comment faire les roses, les dahlias, les chrysanthèmes et les marguerites, ou toutes les fleurs inventées qui pouvaient sortir de notre imagination.
  
Construire les forts de sable que la mer envahissait toujours trop vite demandait l’effort de toute la famille. Quand papa participait le weekend, c’était toute une forteresse avec couloirs, fossés, ponts et tunnels qui se formait, avec des chemins par où passaient les balles en caoutchouc ou, plus difficilement, les petites autos.
Essayer de faire voler des cerfs-volants était par contre frustrant : le vent était toujours trop fort ou trop faible, et surtout il changeait tout le temps.

Sophie’s choice
   
Quand on partait à la mer pour les vacances c’était le branle-bas de combat. Avec deux voitures, huit enfants, leurs valises, les draps de lit, nappes, couverts, etc. les choses n’étaient pas simples pour sûr. Maman avait décidé que chaque enfant pouvait amener un jouet (peluche ou poupée préférée), ce qui me mettait dans un grave dilemme : j’avais deux poupées, Martin et Martine, également chéries. Comment pouvais-je choisir entre mes enfants ? C’était absolument impossible. 
    

Maman, énervée, voulut résoudre le problème avec une claque ; c’est la seule gifle que j’aie jamais reçue. Je fis un tel scandale que papa finit par céder pour avoir la paix et finalement je pus voyager avec Martin et Martine sur les genoux dans la voiture. D’une façon ou d’une autre, je suis toujours arrivée à mes fins, et certains diront que c’est encore le cas maintenant. 
   

Titi, Bibi et les autres
  
A mesure qu’on devenait adolescents, Duinbergen renouvelait ses attraits avec de nouvelles possibilités : entre cousins et amis du même âge nous formions une très joyeuse bande qui profitait de la liberté qui n’existait qu’à la mer. 
   
Nous étions souvent une douzaine à marcher sur la digue la main dans la main, en prenant toute sa largeur. Un des amusements était d’encercler d’autres jeunes et de leur exiger soit un gage (une chanson, ou embrasser quelqu’un…) soit de se joindre à nous. Souvent ils choisissaient la deuxième option, et la chaîne s’agrandissait toujours. Plusieurs autres groupes nous imitaient, ou peut-être n’avions-nous rien inventé ?


Le petit casino et son jukebox était l’endroit préféré de rassemblement des teenagers, où on buvait des cocas en écoutant Sylvie Vartan ou les Everly Brothers, et je faisais les yeux doux aux garçons de quinze ans.


Pour me rendre intéressante, je pensais vivre mon premier chagrin d’amour et je cultivais ma mélancolie en marchant dans les rues entre les dunes de sable, triste pendant toute une après-midi (eh oui, les vacances passent vite).  
   
Je ne sais plus très bien lequel, de Titi ou de Bibi, avait ma préférence, mais pourquoi pas les deux ? 

Plus tard, j’allais adorer « Jules et Jim », le beau film avec Jeanne Moreau. Et je chanterais bien comme elle : «  J’ai la mémoire qui flanche, je m’souviens plus très bien… ».



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