Cochabamba
La deuxième était bien sûr la tenue
particulière des cholitas : larges jupes superposées, hauts chapeaux
blancs et raides à larges bords, enfants emballés dans un tissu bariolé et
portés sur le dos… Depuis la vieille land-rover de mon beau-père, on voyait
partout des marchandes de pain ou de fruits et des femmes qui cuisinaient dans
d’énormes casseroles en aluminium, installées sur le trottoir avec leur petit
réchaud.
Les parents de Juan Antonio nous accueillirent les bras ouverts – il y avait quatre ans qu’ils n’avaient pas revu leur fils Toñito – et je me sentis tout de suite à l’aise avec ma nouvelle famille bolivienne. Jorge et Elsa, mes beaux-parents, étaient enchantés avec la petite Isabel qui était leur première petite-fille. Je fis vite connaissance avec le reste de la famille : ma belle-sœur Beatriz était encore à l’université où elle étudiait l’architecture, et Jorgito, le plus jeune, allait au collège tous les jours en courant, pour perdre du poids, ce qui lui a très bien réussi. Luly vivait avec son mari Pepe et son bébé, José Antonio, tout près de là, de l’autre côté de la place Cobija.
Rolando et Michelle, que j’avais rencontrés
plusieurs fois en Europe, étaient encore en Suisse avec leur fille Natacha. Les
grands-parents, abuelo Ladislao et abichi Carmen, vivaient au rez-de-chaussée
de la même maison. Je rencontrai aussi un tas de nouveaux cousins et cousines
et quelques oncles et tantes.
Nous n’allions rester à Cochabamba que quinze
jours, parce que l’intention de Juan Antonio était de trouver du travail à La
Paz, où il allait être bientôt engagé comme professeur d'économie à l'université d'état. De ces quinze jours je me souviens que j’avais assez souvent mal
à la tête à cause de l’altitude de Cochabamba ; par contre Isabelita se
portait très bien, adorait faire du tricycle à la dite place Cobija et
s’amusait à décorer le couloir de l’appartement de ses grands-parents en
collant de minuscules petits bouts de plasticine sur tous les murs. J’apprenais
l’espagnol de façon accélérée, mes cours de langues de l’université de Louvain
m’étaient utiles mais je manquais complètement de pratique et j’en restais
souvent aux « huh-huh… », sans trouver les mots.
Bientôt nous sommes partis vers La Paz, mais
nous allions revenir le plus souvent possible en vacances chez mes
beaux-parents, qui allaient voir leurs maisons successives, chaque fois plus
grandes, se remplir d’enfants et de petits-enfants en visite, à Noël, à Pâques
ou dès qu’il y avait un weekend prolongé. Dès l’année suivante ils allaient occuper
l’étage d’une très belle vieille maison coloniale, avec un grand patio entouré
de galeries ouvertes, à la Avenida Ecuador, et plus tard mon beau-père achèterait
la maison de Cala Cala, avec son jardin, ses palmiers, ses figuiers et sa
véranda, qui font partie des meilleurs souvenirs de mes enfants et de ceux de
Rolando, Luly et Beatriz. Mais je vais un peu trop vite là, retournons où nous en étions.
Installation à La Paz
A notre arrivée à La Paz nous étions allés
loger au City Hotel, en plein Prado, l’avenue principale du centre ville. Comme
on était en février, époque des pluies, les draps de l’hôtel n’avaient pas eu
le temps de sécher et la réceptionniste nous faisait attendre parce que le lit
n´était pas fait ; ils n’avaient pas d’autres draps de rechange. Finalement
nous avons dû nous coucher à dix heures du soir dans des draps mouillés, que
nous avions recouverts avec les serviettes de bain pour tâcher de nous isoler
un peu de l’humidité. Nous avions très froid.
Heureusement presque tout de suite Juan Antonio
avait trouvé une chambre dans une pension de famille à Sopocachi où le soleil
donnait en plein par de grandes fenêtres. La patronne nous procurait aussi le
petit déjeuner et le repas du soir qui consistait tous les jours de riz et de
patates douces avec de la viande séchée (charque) qu’elle ramenait de sa
propriété au Beni, et une bouteille de coca-quina très sucrée. Impossible
d’avoir simplement de l’eau. Comme aide de l’établissement il y avait un gamin
d’une dizaine d’années qui servait à tout : balayer, faire les
commissions, laver les vitres, éplucher les patates, et qui dormait sur une
couchette en-dessous de l’escalier : mon premier cas observé
d’exploitation d’enfants travailleurs.
Entre-temps Juan Antonio avait commencé à
travailler et à la fin du mois nous étions à la recherche d’un
appartement. Notre premier appartement à La Paz était en bas d’un immeuble de
l’avenue 6 de agosto. Il y avait deux chambres et nous
avions le droit d’aller au jardin, en fait juste un carré de pelouse qui
séparait la maison de notre propiétaire de l’immeuble où il louait des appartements, mais
c’était intéressant avec une petite fille remuante. Je pouvais la voir des fenêtres
de la cuisine pendant qu’elle jouait dehors.
Le premier défi était de trouver (ou de faire
faire) des meubles et des rideaux. Le commerce à La Paz n’était pas du tout ce
qu’il est maintenant. Nous avons d’abord acheté des lits rustiques et des
matelas de laine dans un magasin au coin de la calle Murillo et la Sagarnaga.
Les couvertures aussi étaient paysannes, tissées à la main et teintes de
franges de toutes les couleurs, belles mais très lourdes. Carlos Zabalaga
s’offrit gentiment à m’accompagner au marché de la calle Graneros pour acheter
du tissu pour voilages et rideaux et je pus bricoler quelque chose. Nous avions
trouvé une cuisinière et sa bonbonne de gaz et un petit frigo à Hansa ou à la Casa
Bernardo, je ne sais plus au juste ; c’étaient les deux grosses maisons
commerciales allemandes de l’époque et les seules où on pouvait trouver ce
genre de marchandise. Un menuisier recommandé par Salvador Romero nous fabriqua
une énorme table couverte de formica blanc, qui était supposée être ovale mais
dont il avait juste arrondi un peu les angles, et une magnifique bibliothèque
en acajou qui existe toujours, séparée en deux parties maintenant.
Le mobilier était complété par des chaises
paillées de Caracato, achetées au marché aux légumes de Sopocachi, et une série
de paniers de la même provenance. Plus tard nous allions acheter de petits
fauteuils en bois et un tapis de laine à Fotrama. Tout ça donnait un style très
« pachamamista » avant qu’on invente le terme.
Petit à petit je m’installais, j’apprenais où
aller pour faire mon marché, et en passant j’améliorais mon espagnol. Un
dimanche après-midi, quand nous étions allés prendre l’air et le soleil à la
place Abaroa toute proche, l’appartement fut cambriolé. Quelqu’un était entré
et s’était approprié de presque toutes les affaires qui étaient arrivées par
bateau et que nous venions de sortir de la douane. Tous les appareils ménagers
et la machine à coudre avaient disparus. La police que nous avions appelée
immédiatement nous fit payer des frais pour prendre des empreintes digitales et
firent la grande découverte de qu’il y avait du verre cassé par terre et qu’il
était donc vraisemblable que le voleur soit entré par la fenêtre. Après ça,
nous n’avons plus jamais rien entendu de leur part.
Avec l’idée de trouver du travail ou du moins
de pouvoir sortir de la maison, j’avais inscrit Isabel à l’école gardienne.
Déjà à Louvain elle allait à la garderie, mais il n’y avait pas encore de
crèches similaires à La Paz. Elle n’avait encore que deux ans et l’âge officiel
pour commencer l’école était de quatre, mais personne ne fit d’objection et une
cousine de Juan Antonio, Churra, prit Isabel dans sa classe et sous son ample
protection personnelle. Ce n’était pas vraiment nécessaire, Isabel avait
toujours été très verbale et s’accommodait fort bien de sa nouvelle situation.
Elle était très fière d’être élève de l’école maternelle Macario Pinilla, avec
son petit uniforme beige et rouge, son grand chapeau, ses bottines bleues et sa
boîte à tartines. De toute façon elle n’avait qu’une paire d’heures de « classe »
dans la matinée.
Dès le mois de juin de cette année je m’étais
présentée comme candidate au poste de professeur de zoologie à l’université San
Andrés et malgré mon niveau très limité d’espagnol je gagnai la chaire à cause
de mon diplôme de biologiste. J’étais alors en effet la seule et unique
licenciée en biologie en Bolivie.
Les profs qui m’avaient pris l’examen étaient
des géologues, qui après mon exposé sur les annélides me posaient des questions
de paléontologie sur les fossiles boliviens, dont je n’avais aucune idée. Le
cours était destiné à ce qui s’appelait alors « l’Ecole de sciences
basiques », avec des cours communs pour les géologues, ingénieurs, etc.
Malheureusement, avant que ma nomination puisse
se faire et que je commence à travailler, le coup d’état de Banzer avait obligé
les universités à fermer et ce n’est qu’en 1973 que Johnny Arellano retrouva
les actes de l’examen et qu’il vint me chercher à la maison, près de la rue
Jaimes Freyre où nous avions déménagé entre-temps, après un séjour de quatre mois
à Lima. Je n’ai jamais compris comment il avait pu trouver mon adresse.
Comme résultat de la réforme universitaire
commandée par les militaires et qui avait maintenu l’université fermée pendant
un an et demi, San Andrés fondait une nouvelle faculté des sciences, avec les
carrières de chimie, physique, biologie, mathématiques, statistiques et
géologie. J’allais participer avec enthousiasme à cette entreprise pendant les
années suivantes.
Le coup d’état de Banzer
Mon premier coup d’état vécu en Bolivie eût
lieu entre le 19 et le 21 août 1971. Ce ne serait pas le seul. Il y avait déjà eu
un premier essai de soulèvement le 11 janvier de la même année, peu avant notre
voyage. Comme résultat de ce coup manqué, le colonel Hugo Banzer Suarez avait
été démis de l’armée et exilé en Argentine. En juin, avec d’autres camarades
qui conspiraient contre le gouvernement, dont le général Humberto Cayoja, il
rentra clandestinement en Bolivie. Les militaires s’étaient alliés avec deux
partis politiques, le Mouvement National Révolutionnaire (MNR) et la Phalange
Socialiste Bolivienne (FSB), qui avaient pourtant toujours été, entre eux, des
ennemis jurés.
Ensemble, ils travaillaient à soulever les
troupes contre le gouvernement gauchiste du général Juan José Torres. Jota Jota
(J.J.), comme on l’appelait affectueusement, était sous le contrôle d’une
« Assemblée Populaire », bruyante et chaotique qui remplaçait le
parlement, et qui était formée par les syndicats : la Centrale Ouvrière
avec Juan Lechín à sa tête, regroupait les mineurs, les ouvriers et les maîtres
d’école. Il y avait aussi des étudiants, des paysans et quelques représentants
de partis de gauche. Chacun exigeait des faveurs pour son secteur, et proposait
des mesures souvent contradictoires entre elles. Toutes ces positions
extrémistes mettaient Torres dans une situation impossible, car bien évidemment
la Bolivie n’avait pas les moyens de répondre à toutes ces demandes.
Le 19 août, il y eût du grabuge à Santa Cruz, où les conspirateurs politiques et miltaires s'étaient violemment confrontés sur la place principale avec les étudiants universitaires. L'université Gabriel René Moreno fut immédiatement occupée par le régiment Manchego, commandé par la colonel rebelle Andrés Selich, et beaucoup d'étudiants étaient faits prisonniers. Le même jour, son camarade Hugo Banzer était arrêté et conduit à La Paz par les agents du gouvernement. Soit dit en passant, Selich lui-même allait plus tard être éliminé par Banzer.
Comme il y avait un tas de rumeurs de coup d’état qui courraient les rues de La Paz et que nous ne pouvions pas suivre les évènements parce que nous n’avions pas encore de radio, le coup nous trouva le samedi après-midi en plein marché de la calle Graneros, où nous venions d’acheter un petit poste à transistors. Sans savoir ce qui se passait, nous voyions une à une se fermer les échoppes et tous les marchands disparaître avec leurs ballots de marchandises. Tout à coup la rue était déserte et les rares passants chuchotaient « golpe de estado, golpe ». Nous devions traverser toute la ville pour pouvoir rentrer. Heureusement un chauffeur de taxi qui allait dans la même direction que nous prit la petite Isabel en pitié et nous ramena à la maison, en faisant un grand détour pour éviter le centre.
Le 19 août, il y eût du grabuge à Santa Cruz, où les conspirateurs politiques et miltaires s'étaient violemment confrontés sur la place principale avec les étudiants universitaires. L'université Gabriel René Moreno fut immédiatement occupée par le régiment Manchego, commandé par la colonel rebelle Andrés Selich, et beaucoup d'étudiants étaient faits prisonniers. Le même jour, son camarade Hugo Banzer était arrêté et conduit à La Paz par les agents du gouvernement. Soit dit en passant, Selich lui-même allait plus tard être éliminé par Banzer.
Comme il y avait un tas de rumeurs de coup d’état qui courraient les rues de La Paz et que nous ne pouvions pas suivre les évènements parce que nous n’avions pas encore de radio, le coup nous trouva le samedi après-midi en plein marché de la calle Graneros, où nous venions d’acheter un petit poste à transistors. Sans savoir ce qui se passait, nous voyions une à une se fermer les échoppes et tous les marchands disparaître avec leurs ballots de marchandises. Tout à coup la rue était déserte et les rares passants chuchotaient « golpe de estado, golpe ». Nous devions traverser toute la ville pour pouvoir rentrer. Heureusement un chauffeur de taxi qui allait dans la même direction que nous prit la petite Isabel en pitié et nous ramena à la maison, en faisant un grand détour pour éviter le centre.
Notre appartement de l’avenue 6 de agosto se
trouvait entre trois installations militaires. La Corporation des Forces Armées
pour le Développement National juste à côté de chez nous, et le Ministère de la
Défense, un peu plus loin sur la place Abaroa, appuyaient les rebelles. Par
contre la garde présidentielle, le Bataillon Colorados, avait sa caserne de
l’autre côté, à San Jorge, et défendait jusqu’au bout le gouvernement de
Torres. Toute la soirée du samedi nous entendions les balles siffler et les tacatacataca
des mitraillettes, et nos fenêtres s’illuminaient constamment au rythme des
fusées de Bengale rouges et vertes. Pour essayer de nous mettre le mieux
possible à l’abri, nous avions mis notre matelas par terre, séparé de la
fenêtre par le sommier, et nous étions couchés tous les trois dans l’obscurité
en attendant que le tintamarre cesse. Finalement vers deux heures du matin tout
se calma brusquement.
Le matin du dimanche, étrangement, tout semblait
normal, les bus circulaient, les épiceries étaient ouvertes et il y avait du
pain dans les magasins comme si rien ne s’était passé. Mais en sortant de la
maison on voyait les douilles des balles et des restes de fusées un peu partout
dans le jardin et près de l’entrée, et les voisins nous disaient qu’il y avait
eu pendant toute la nuit des franc-tireurs sur le toit de notre immeuble.
Le calme n’allait pas durer. Ce même dimanche
20 juillet une bombe éclatait à Santa Cruz, sous le podium des rebelles qui
fêtaient déjà leur victoire, faisant des victimes dont la sœur de Mario
Gutierrez, dirigeant de la Phalange. Immédiatement le colonel Selich, qui
occupait comme on a vu l’université de Santa Cruz, et qui avait emprisonné les étudiants qui
défendaient leur campus, en fit exécuter plus de vingt en représailles.
Entre le 19 et le 20 août les garnisons
militaires des départements du Beni, de Pando et de Cochabamba s’étaient peu à peu
ralliées aux conspirateurs. Même Oruro, où le gouvernement espérait que les
mineurs pourraient résister, tomba sous l’action des Rangers, troupe d’élite
stationnée à Challapata. Mais rien de tout cela n’apparaissait dans les
informations et les radios ne transmettaient que des fanfares militaires et des
petites musiques de cueca (une danse folklorique où on agite son mouchoir), qui depuis sont restées un signe de toute action
militaire subversive.
Le lundi la bataille s’était déplacée à nouveau
vers La Paz. L’université avait convoqué son Conseil pour discuter des mesures
de résistance, mais dès le matin les étudiants qui s’étaient rassemblés devant
le monobloc s’étaient fait mitrailler par un avion : il y eut cinq morts.
Juan Antonio, qui avait l’intention de se rendre à l'université, ne
fût-ce que pour savoir ce qui se passait, dût faire demi-tour.
Ce jour-là il y eût de véritables combats à
Miraflores, près du stade où le gouvernement de Torres avait distribué quelques
armes aux ouvriers, puis autour du Quartier Général de l’Armée et dans les
collines de Laikacota, derrière l’université. Le bataillon Colorados, sous le
commandement du Major Rubén Sánchez, avait organisé ouvriers et étudiants pour
attaquer le Quartier Général.
Le dirigeant socialiste Marcelo Quiroga Santa
Cruz, qui d’après les mauvaises langues était assisté par son majordome qui lui
passait les balles et les sandwichs, était parmi les attaquants de l’état-major.
Notre ami Jaime Peñaranda, partisan du MIR (mouvement de la gauche
révolutionnaire) se battait aussi, probablement avec un vieux révolver appartenant
à son père. Mais les défenseurs de la démocratie ne pouvaient pas tenir.
Le soir même Hugo Banzer, libéré par ses
camarades, arriva au Palais de Gouvernement et jura comme président de la
République, malgré l’ambition personnelle de quelques généraux, plus gradés que
ce petit colonel, et qui se croyaient plus méritants. La répression commença.
Toutes les universités d’état étaient fermées
et beaucoup d’étudiants étaient arrêtés par la police politique et les
paramilitaires, beaucoup de personnes furent torturées, exilées ou sont
disparues, aussi bien à la Paz qu’à Santa Cruz. Banzer décréta la dissolution
de la Centrale Ouvrière et déclara illégaux tous les syndicats et les partis de
gauche. On dit qu’entre le 19 et le 21 août il y aurait eu 98 morts et 560
blessés. Le régime dictatorial militaire allait durer sept ans. Pendant cette période nous aurions deux autres enfants: Adriana en 1972 et Esteban en 1975. Nous en reparlerons bientôt.
Deux petites corrections de la part de Juan Antonio: il travaillait depuis le début à l'université de La Paz (pas au Ministère du Plan) et le propriétaire de notre appartement n'était pas un colonel, comme je croyais. Les corrections ont été introduites dans le texte.
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