vendredi 9 janvier 2015

Arrivée en Bolivie



Cochabamba

Peu de jours après avoir fêté l’anniversaire de deux ans d’Isabel et mes 25 ans, nous avons fait le grand saut au-dessus de la mare. L’avion nous avait amenés – Juan Antonio, Isabel et moi – après plusieurs escales, à l’aéroport de Cochabamba, le 24 janvier 1971. La première chose qui avait attiré mon attention en faisant le trajet de l’aéroport vers l’appartement qu’occupaient alors mes beaux-parents était le nombre de troupeaux de moutons qui se promenaient tranquillement dans les rues de la ville.  


La deuxième était bien sûr la tenue particulière des cholitas : larges jupes superposées, hauts chapeaux blancs et raides à larges bords, enfants emballés dans un tissu bariolé et portés sur le dos… Depuis la vieille land-rover de mon beau-père, on voyait partout des marchandes de pain ou de fruits et des femmes qui cuisinaient dans d’énormes casseroles en aluminium, installées sur le trottoir avec leur petit réchaud.


Les parents de Juan Antonio nous accueillirent les bras ouverts – il y avait quatre ans qu’ils n’avaient pas revu leur fils Toñito – et je me sentis tout de suite à l’aise avec ma nouvelle famille bolivienne. Jorge et Elsa, mes beaux-parents, étaient enchantés avec la petite Isabel qui était leur première petite-fille. Je fis vite connaissance avec le reste de la famille : ma belle-sœur Beatriz était encore à l’université où elle étudiait l’architecture, et Jorgito, le plus jeune, allait au collège tous les jours en courant, pour perdre du poids, ce qui lui a très bien réussi. Luly vivait avec son mari Pepe et son bébé, José Antonio, tout près de là, de l’autre côté de la place Cobija. 

Rolando et Michelle, que j’avais rencontrés plusieurs fois en Europe, étaient encore en Suisse avec leur fille Natacha. Les grands-parents, abuelo Ladislao et abichi Carmen, vivaient au rez-de-chaussée de la même maison. Je rencontrai aussi un tas de nouveaux cousins et cousines et quelques oncles et tantes.

Nous n’allions rester à Cochabamba que quinze jours, parce que l’intention de Juan Antonio était de trouver du travail à La Paz, où il allait être bientôt engagé comme professeur d'économie à l'université d'état. De ces quinze jours je me souviens que j’avais assez souvent mal à la tête à cause de l’altitude de Cochabamba ; par contre Isabelita se portait très bien, adorait faire du tricycle à la dite place Cobija et s’amusait à décorer le couloir de l’appartement de ses grands-parents en collant de minuscules petits bouts de plasticine sur tous les murs. J’apprenais l’espagnol de façon accélérée, mes cours de langues de l’université de Louvain m’étaient utiles mais je manquais complètement de pratique et j’en restais souvent aux « huh-huh… », sans trouver les mots.

Bientôt nous sommes partis vers La Paz, mais nous allions revenir le plus souvent possible en vacances chez mes beaux-parents, qui allaient voir leurs maisons successives, chaque fois plus grandes, se remplir d’enfants et de petits-enfants en visite, à Noël, à Pâques ou dès qu’il y avait un weekend prolongé. Dès l’année suivante ils allaient occuper l’étage d’une très belle vieille maison coloniale, avec un grand patio entouré de galeries ouvertes, à la Avenida Ecuador, et plus tard mon beau-père achèterait la maison de Cala Cala, avec son jardin, ses palmiers, ses figuiers et sa véranda, qui font partie des meilleurs souvenirs de mes enfants et de ceux de Rolando, Luly et Beatriz. Mais je vais un peu trop vite là, retournons où nous en étions.

Installation à La Paz

A notre arrivée à La Paz nous étions allés loger au City Hotel, en plein Prado, l’avenue principale du centre ville. Comme on était en février, époque des pluies, les draps de l’hôtel n’avaient pas eu le temps de sécher et la réceptionniste nous faisait attendre parce que le lit n´était pas fait ; ils n’avaient pas d’autres draps de rechange. Finalement nous avons dû nous coucher à dix heures du soir dans des draps mouillés, que nous avions recouverts avec les serviettes de bain pour tâcher de nous isoler un peu de l’humidité. Nous avions très froid.
 

Heureusement presque tout de suite Juan Antonio avait trouvé une chambre dans une pension de famille à Sopocachi où le soleil donnait en plein par de grandes fenêtres. La patronne nous procurait aussi le petit déjeuner et le repas du soir qui consistait tous les jours de riz et de patates douces avec de la viande séchée (charque) qu’elle ramenait de sa propriété au Beni, et une bouteille de coca-quina très sucrée. Impossible d’avoir simplement de l’eau. Comme aide de l’établissement il y avait un gamin d’une dizaine d’années qui servait à tout : balayer, faire les commissions, laver les vitres, éplucher les patates, et qui dormait sur une couchette en-dessous de l’escalier : mon premier cas observé d’exploitation d’enfants travailleurs. 

Entre-temps Juan Antonio avait commencé à travailler et à la fin du mois nous étions à la recherche d’un appartement. Notre premier appartement à La Paz était en bas d’un immeuble de l’avenue 6 de agosto. Il y avait deux chambres et nous avions le droit d’aller au jardin, en fait juste un carré de pelouse qui séparait la maison de notre propiétaire de l’immeuble où il louait des appartements, mais c’était intéressant avec une petite fille remuante. Je pouvais la voir des fenêtres de la cuisine pendant qu’elle jouait dehors.

Le premier défi était de trouver (ou de faire faire) des meubles et des rideaux. Le commerce à La Paz n’était pas du tout ce qu’il est maintenant. Nous avons d’abord acheté des lits rustiques et des matelas de laine dans un magasin au coin de la calle Murillo et la Sagarnaga. Les couvertures aussi étaient paysannes, tissées à la main et teintes de franges de toutes les couleurs, belles mais très lourdes. Carlos Zabalaga s’offrit gentiment à m’accompagner au marché de la calle Graneros pour acheter du tissu pour voilages et rideaux et je pus bricoler quelque chose. Nous avions trouvé une cuisinière et sa bonbonne de gaz et un petit frigo à Hansa ou à la Casa Bernardo, je ne sais plus au juste ; c’étaient les deux grosses maisons commerciales allemandes de l’époque et les seules où on pouvait trouver ce genre de marchandise. Un menuisier recommandé par Salvador Romero nous fabriqua une énorme table couverte de formica blanc, qui était supposée être ovale mais dont il avait juste arrondi un peu les angles, et une magnifique bibliothèque en acajou qui existe toujours, séparée en deux parties maintenant. 

Le mobilier était complété par des chaises paillées de Caracato, achetées au marché aux légumes de Sopocachi, et une série de paniers de la même provenance. Plus tard nous allions acheter de petits fauteuils en bois et un tapis de laine à Fotrama. Tout ça donnait un style très « pachamamista » avant qu’on invente le terme.

Petit à petit je m’installais, j’apprenais où aller pour faire mon marché, et en passant j’améliorais mon espagnol. Un dimanche après-midi, quand nous étions allés prendre l’air et le soleil à la place Abaroa toute proche, l’appartement fut cambriolé. Quelqu’un était entré et s’était approprié de presque toutes les affaires qui étaient arrivées par bateau et que nous venions de sortir de la douane. Tous les appareils ménagers et la machine à coudre avaient disparus. La police que nous avions appelée immédiatement nous fit payer des frais pour prendre des empreintes digitales et firent la grande découverte de qu’il y avait du verre cassé par terre et qu’il était donc vraisemblable que le voleur soit entré par la fenêtre. Après ça, nous n’avons plus jamais rien entendu de leur part.

Avec l’idée de trouver du travail ou du moins de pouvoir sortir de la maison, j’avais inscrit Isabel à l’école gardienne. Déjà à Louvain elle allait à la garderie, mais il n’y avait pas encore de crèches similaires à La Paz. Elle n’avait encore que deux ans et l’âge officiel pour commencer l’école était de quatre, mais personne ne fit d’objection et une cousine de Juan Antonio, Churra, prit Isabel dans sa classe et sous son ample protection personnelle. Ce n’était pas vraiment nécessaire, Isabel avait toujours été très verbale et s’accommodait fort bien de sa nouvelle situation. Elle était très fière d’être élève de l’école maternelle Macario Pinilla, avec son petit uniforme beige et rouge, son grand chapeau, ses bottines bleues et sa boîte à tartines. De toute façon elle n’avait qu’une paire d’heures de « classe » dans la matinée.  

Dès le mois de juin de cette année je m’étais présentée comme candidate au poste de professeur de zoologie à l’université San Andrés et malgré mon niveau très limité d’espagnol je gagnai la chaire à cause de mon diplôme de biologiste. J’étais alors en effet la seule et unique licenciée en biologie en Bolivie. 

Les profs qui m’avaient pris l’examen étaient des géologues, qui après mon exposé sur les annélides me posaient des questions de paléontologie sur les fossiles boliviens, dont je n’avais aucune idée. Le cours était destiné à ce qui s’appelait alors « l’Ecole de sciences basiques », avec des cours communs pour les géologues, ingénieurs, etc. 

Malheureusement, avant que ma nomination puisse se faire et que je commence à travailler, le coup d’état de Banzer avait obligé les universités à fermer et ce n’est qu’en 1973 que Johnny Arellano retrouva les actes de l’examen et qu’il vint me chercher à la maison, près de la rue Jaimes Freyre où nous avions déménagé entre-temps, après un séjour de quatre mois à Lima. Je n’ai jamais compris comment il avait pu trouver mon adresse. 

Comme résultat de la réforme universitaire commandée par les militaires et qui avait maintenu l’université fermée pendant un an et demi, San Andrés fondait une nouvelle faculté des sciences, avec les carrières de chimie, physique, biologie, mathématiques, statistiques et géologie. J’allais participer avec enthousiasme à cette entreprise pendant les années suivantes.

Le coup d’état de Banzer

Mon premier coup d’état vécu en Bolivie eût lieu entre le 19 et le 21 août 1971. Ce ne serait pas le seul. Il y avait déjà eu un premier essai de soulèvement le 11 janvier de la même année, peu avant notre voyage. Comme résultat de ce coup manqué, le colonel Hugo Banzer Suarez avait été démis de l’armée et exilé en Argentine. En juin, avec d’autres camarades qui conspiraient contre le gouvernement, dont le général Humberto Cayoja, il rentra clandestinement en Bolivie. Les militaires s’étaient alliés avec deux partis politiques, le Mouvement National Révolutionnaire (MNR) et la Phalange Socialiste Bolivienne (FSB), qui avaient pourtant toujours été, entre eux, des ennemis jurés. 

Ensemble, ils travaillaient à soulever les troupes contre le gouvernement gauchiste du général Juan José Torres. Jota Jota (J.J.), comme on l’appelait affectueusement, était sous le contrôle d’une « Assemblée Populaire », bruyante et chaotique qui remplaçait le parlement, et qui était formée par les syndicats : la Centrale Ouvrière avec Juan Lechín à sa tête, regroupait les mineurs, les ouvriers et les maîtres d’école. Il y avait aussi des étudiants, des paysans et quelques représentants de partis de gauche. Chacun exigeait des faveurs pour son secteur, et proposait des mesures souvent contradictoires entre elles. Toutes ces positions extrémistes mettaient Torres dans une situation impossible, car bien évidemment la Bolivie n’avait pas les moyens de répondre à toutes ces demandes.

Le 19 août, il y eût du grabuge à Santa Cruz, où les conspirateurs politiques et miltaires s'étaient violemment confrontés sur la place principale avec les étudiants universitaires. L'université Gabriel René Moreno fut immédiatement occupée par le régiment Manchego, commandé par la colonel rebelle Andrés Selich, et beaucoup d'étudiants étaient faits prisonniers. Le même jour, son camarade Hugo Banzer était arrêté et conduit à La Paz par les agents du gouvernement. Soit dit en passant, Selich lui-même allait plus tard être éliminé par Banzer. 

Comme il y avait un tas de rumeurs de coup d’état qui courraient les rues de La Paz et que nous ne pouvions pas suivre les évènements parce que nous n’avions pas encore de radio, le coup nous trouva le samedi après-midi en plein marché de la calle Graneros, où nous venions d’acheter un petit poste à transistors. Sans savoir ce qui se passait, nous voyions une à une se fermer les échoppes et tous les marchands disparaître avec leurs ballots de marchandises. Tout à coup la rue était déserte et les rares passants chuchotaient « golpe de estado, golpe ». Nous devions traverser toute la ville pour pouvoir rentrer. Heureusement un chauffeur de taxi qui allait dans la même direction que nous prit la petite Isabel en pitié et nous ramena à la maison, en faisant un grand détour pour éviter le centre.

Notre appartement de l’avenue 6 de agosto se trouvait entre trois installations militaires. La Corporation des Forces Armées pour le Développement National juste à côté de chez nous, et le Ministère de la Défense, un peu plus loin sur la place Abaroa, appuyaient les rebelles. Par contre la garde présidentielle, le Bataillon Colorados, avait sa caserne de l’autre côté, à San Jorge, et défendait jusqu’au bout le gouvernement de Torres. Toute la soirée du samedi nous entendions les balles siffler et les tacatacataca des mitraillettes, et nos fenêtres s’illuminaient constamment au rythme des fusées de Bengale rouges et vertes. Pour essayer de nous mettre le mieux possible à l’abri, nous avions mis notre matelas par terre, séparé de la fenêtre par le sommier, et nous étions couchés tous les trois dans l’obscurité en attendant que le tintamarre cesse. Finalement vers deux heures du matin tout se calma brusquement.


Le matin du dimanche, étrangement, tout semblait normal, les bus circulaient, les épiceries étaient ouvertes et il y avait du pain dans les magasins comme si rien ne s’était passé. Mais en sortant de la maison on voyait les douilles des balles et des restes de fusées un peu partout dans le jardin et près de l’entrée, et les voisins nous disaient qu’il y avait eu pendant toute la nuit des franc-tireurs sur le toit de notre immeuble.

Le calme n’allait pas durer. Ce même dimanche 20 juillet une bombe éclatait à Santa Cruz, sous le podium des rebelles qui fêtaient déjà leur victoire, faisant des victimes dont la sœur de Mario Gutierrez, dirigeant de la Phalange. Immédiatement le colonel Selich, qui occupait comme on a vu l’université de Santa Cruz, et qui avait emprisonné les étudiants qui défendaient leur campus, en fit exécuter plus de vingt en représailles.   
  
Entre le 19 et le 20 août les garnisons militaires des départements du Beni, de Pando et de Cochabamba s’étaient peu à peu ralliées aux conspirateurs. Même Oruro, où le gouvernement espérait que les mineurs pourraient résister, tomba sous l’action des Rangers, troupe d’élite stationnée à Challapata. Mais rien de tout cela n’apparaissait dans les informations et les radios ne transmettaient que des fanfares militaires et des petites musiques de cueca (une danse folklorique où on agite son mouchoir), qui depuis sont restées un signe de toute action militaire subversive.

Le lundi la bataille s’était déplacée à nouveau vers La Paz. L’université avait convoqué son Conseil pour discuter des mesures de résistance, mais dès le matin les étudiants qui s’étaient rassemblés devant le monobloc s’étaient fait mitrailler par un avion : il y eut cinq morts. Juan Antonio, qui avait l’intention de se rendre à l'université, ne fût-ce que pour savoir ce qui se passait, dût faire demi-tour.

Ce jour-là il y eût de véritables combats à Miraflores, près du stade où le gouvernement de Torres avait distribué quelques armes aux ouvriers, puis autour du Quartier Général de l’Armée et dans les collines de Laikacota, derrière l’université. Le bataillon Colorados, sous le commandement du Major Rubén Sánchez, avait organisé ouvriers et étudiants pour attaquer le Quartier Général. 
 
Le dirigeant socialiste Marcelo Quiroga Santa Cruz, qui d’après les mauvaises langues était assisté par son majordome qui lui passait les balles et les sandwichs, était parmi les attaquants de l’état-major. Notre ami Jaime Peñaranda, partisan du MIR (mouvement de la gauche révolutionnaire) se battait aussi, probablement avec un vieux révolver appartenant à son père. Mais les défenseurs de la démocratie ne pouvaient pas tenir.

Les unités militaires de tout le pays, d’abord loyales au gouvernement de Torres, changeaient de camp à mesure qu’elles voyaient que les rebelles prenaient le dessus, et la bataille se termina quand les blindés du régiment Tarapaca descendirent de l’Alto sur la ville de La Paz et firent table rase des derniers résistants. Le général Torres prit l’exil avec tous ses ministres. 

Le soir même Hugo Banzer, libéré par ses camarades, arriva au Palais de Gouvernement et jura comme président de la République, malgré l’ambition personnelle de quelques généraux, plus gradés que ce petit colonel, et qui se croyaient plus méritants. La répression commença. 

Toutes les universités d’état étaient fermées et beaucoup d’étudiants étaient arrêtés par la police politique et les paramilitaires, beaucoup de personnes furent torturées, exilées ou sont disparues, aussi bien à la Paz qu’à Santa Cruz. Banzer décréta la dissolution de la Centrale Ouvrière et déclara illégaux tous les syndicats et les partis de gauche. On dit qu’entre le 19 et le 21 août il y aurait eu 98 morts et 560 blessés. Le régime dictatorial militaire allait durer sept ans. Pendant cette période nous aurions deux autres enfants: Adriana en 1972 et Esteban en 1975. Nous en reparlerons bientôt.


1 commentaire:

  1. Deux petites corrections de la part de Juan Antonio: il travaillait depuis le début à l'université de La Paz (pas au Ministère du Plan) et le propriétaire de notre appartement n'était pas un colonel, comme je croyais. Les corrections ont été introduites dans le texte.

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