mardi 14 octobre 2014

Sortons



Le « zwemkot »

Avant qu’on ait construit la piscine municipale de Saint Nicolas (pardon, c’était considéré malpoli chez nous de dire piscine, il fallait dire bassin de natation), nous allions nager, dès le 15 mai, chez Scheerders. Scheerders était un fabriquant de briques et le bassin était un énorme puits qu’on avait creusé pour obtenir la terre glaise. 


Cela formait comme un petit lac, mais très profond, et donc les endroits sur le bord où pouvaient aller les enfants étaient délimités avec des ficelles : le bassin aux poules (kiekekot) peu profond, pour que ceux qui ne savaient pas encore nager puissent barboter, et le bassin aux canards (eendekot), pour ceux qui savaient nager un peu mais où on avait encore pied. Le reste du lac était réservé aux nageurs intrépides, qui faisaient l’aller-retour jusqu’au radeau ancré au milieu. L’eau était complètement verte, très froide au printemps, mais on y allait presque tous les jours après l’école avec les copines pour faire quelques brasses et sortir en grelottant.

Il y avait toujours eu un petit bassin minuscule dans le jardin où nous mouiller les pieds ou faire flotter des bateaux ou des canards en caoutchouc. Plus tard mon père décida de le remplacer par un vrai bassin de dix mètres sur cinq, mais à condition qu’on aide tous à le creuser. Le petit bassin était devenu un bac de sable. 

Les vacances d’été toutes entières se passèrent à piocher, pelleter et pousser des brouettes pleines de terre, l’automne s’approchait et le trou n’était toujours pas assez profond. Finalement papa fit venir un tracteur-pelleteuse qui fit le même travail en une demi-journée que nous avions fait en deux mois… quelle frustration devant le travail inutile. Bientôt des maçons coulèrent le ciment et nous pûmes finalement inaugurer la fameuse piscine avant l’hiver.

Chez les guides

Ce fut à la même époque à peu près que je fis mon début chez les guides. Ma sœur aînée Anne était cheftaine d’une nouvelle troupe de guides catholiques rattachées à notre paroisse. Nénette était Akéla pour un groupe de louveteaux, dans le même quartier. Anne avait décidé de me mettre d’emblée comme chef de patrouille (ah le népotisme), avec commandement sur des filles plus âgées que moi : j’avais onze ans et elles en avaient bien quatorze. D’après ses arguments, elle avait fait ça parce que j’avais plus d’éducation (?). En tous cas, en fait de scoutisme, je n’y connaissais absolument rien. 

Comme on peut s’y attendre pour un uniforme scout, toutes nos robes avaient la même couleur beige horrible, les mêmes poches partout et les mêmes plis, de style militaire, mais malheureusement aussi la même taille, et je nageais dans la mienne. 


Cette troupe n’a pas duré très longtemps et nous fûmes bientôt rattachées au groupe principal de Saint Nicolas, où je fis mon apprentissage de flamingantisme et de petites chansons nazies qui faisaient hérisser le poil de ma mère. Moi je me déclare totalement innocente de toutes ces vilaines choses qu’on m’enseignait.

Par contre j’aimais beaucoup les excursions avec jeux de piste dans la nature, la construction de meubles de camping avec des jeunes troncs de sapin et des ficelles (chose qui s’appelait « schorring »), les feux de camp et surtout d’aller camper. 

J’étais à nouveau chef de patrouille, un peu plus expérimentée cette fois, et j’avais été baptisée « Blaireau tranquille ». Si mes compagnes avaient été plus sincères elles m’auraient nommé « Blaireau paresseux ». Avec mon amie Pingouin sociable (le mot « gezellig » est intraduisible) nous étions inséparables, pas seulement chez les guides mais aussi à l’école, au club de natation et au tennis. 

Sur la glace

Dans les environs de Tamise, sur les bords de l’Escaut, les prairies sont inondées chaque hiver en ouvrant les écluses du fleuve, pour permettre à l’herbe de recevoir les fertilisants nécessaires pendant que les vaches sont à l’étable. Quand il gèle fort, comme il arrive souvent pendant le mois de janvier, cela fait une énorme patinoire où il est possible de patiner longtemps entre les digues. Quelques saules à grosse tête, des buissons et des bancs d’herbes plus hautes crèvent la surface de la glace de temps en temps.
 

On y allait en famille et avec des amis, entassés dans la VW de maman, conduite sans doute par Anne ou Nénette ou François, souvent à huit, avec les deux plus jeunes dans le « kattenbak » (compartiment pour les chats ou pour les valises, au choix).

Après avoir patiné une paire d’heures et avoir eu bien froid et mal aux genoux à force de courses dans tous les sens, on pouvait rentrer dans un café campagnard où on servait un bouillon oxo très chaud aux patineurs, de façon à leur faire reprendre assez de forces pour rentrer à la maison. 

Une visite à l’oncle Jacques

Oncle Jacques était le plus jeune frère de papa et il était artiste-peintre. De temps en temps on allait lui rendre visite à Belsele où il habitait dans une jolie maison, à la campagne. Je crois que je n’ai jamais pu visiter son atelier, sauf une fois quand il l’avait aménagé en salle d’exposition et tout son matériel de peinture était gardé et caché. Dommage. D’ailleurs il peignait surtout en plein air et faisait beaucoup de voyages en Italie ou vers le midi de la France « à cause de la lumière ». 

Il y avait bien sûr aussi beaucoup de tableaux et de dessins des environs de Belsele, dans lesquels dominaient les poteaux  électriques et de téléphone, mais où il n’y avait jamais de personnages. « Il faut prendre le moche pour faire du beau » expliquait-il à mon père, qui appréciait énormément son travail.


Quant à ma tante Yvonne, elle ne supportait pas les enfants. N’en ayant jamais eu, tout ce que nous avions le droit de faire quand nous allions en visite était de nous asseoir immobiles sur une chaise sans rien faire, en silence et surtout sans balancer les pieds. D’habitude maman nous envoyait vite jouer dehors dans la rue. C’était un endroit tranquille, un peu en dehors du village, où nous pouvions crier, sauter et courir à volonté.
 
Papa n’avait rien d’un artiste, c’était plutôt un homme d’affaires sérieux qui avait dû prendre ses responsabilités très tôt (son père était mort quand lui avait quinze ans), mais il aimait beaucoup nous amener – même très petits – voir des musées et des expositions d’art. 

Son peintre préféré était Rik Wouters, un fauviste flamand qui faisait surtout des portraits de sa femme et utilisait sans mesure un rouge flamboyant, profond et magnifique, comme on peut voir ici.


Papa arrivait certainement à nous faire partager son enthousiasme pour Ensor, Magritte, Permeke et les expressionnistes de Lathem Saint-Martin, et en général pour tout ce qui est peinture, et nous avons vu plein d’expositions avec lui, avec Martheke dans sa poussette. 

Tout cet enseignement m’a énormément servi quand j’ai commencé les cours de l’académie des beaux-arts, après avoir pris ma retraite comme biologiste. Beaucoup de choses que mes profs et mes collègues voyaient en mauvaises reproductions de 10 centimètres carrés, je les avais vues en direct et en original. Ce goût de la peinture était partagé par toute la famille, et tous mes frères et sœurs se sont mis à l’œuvre, qui à l’aquarelle, qui à la sculpture, qui à la peinture à l’huile ou à l’acrylique, ou un mélange de tout ça, une fois qu’ils en ont trouvé le temps. 

La maison de tante Mimi

Tante Mimi était probablement ma tante préférée, et en plus elle était ma marraine (oncle Jacques était mon parrain). Cela voulait dire en pratique que je recevais à chaque nouvelle année une cuillère et une fourchette en argent, d’abord les grands couverts jusqu’à compléter la douzaine, puis les couverts à dessert. Je n'avais pas douze ans et j'aurais bien sûr préféré un autre cadeau. Il n'y avait pas de couteaux, ça coupe l’amitié. Malheureusement les grands couverts et les couverts à dessert ne sont pas du même modèle, et le douzième de la série dessert est de plus grande taille que les onze précédents. Elle a dû confondre ses filleuls. Trouver les couteaux correspondants longtemps après était évidemment impossible. Les petites cuillères à café qui venaient de mon parrain étaient encore très différentes du reste (il en reste deux) et je reçus aussi, pour mes sept ans, un service à moka en porcelaine de Bavière pour jouer dinette. Je ne l’ai pour ainsi dire jamais employé et il prend toujours, intact, la poussière dans ma vitrine.

Mis à part ces considérations bassement matérialistes, tante Mimi m’invitait de temps en temps à passer quelques jours à Terneuzen avec Tiennot. J’avais le même âge que mon cousin Marc, et la même chose était vraie pour Luc et Tiennot, de façon qu’on s’entendait à merveille, malgré les différences entre leur néerlandais et notre flamand. 


Le mode de vie de ma famille hollandaise me semblait très exotique : on mettait les tapis sur les tables au lieu de les mettre  sur le sol, il n’y avait pas de rideaux aux fenêtres et tous les passants pouvaient nous voir, le midi on mangeait de la soupe aux pois avec des petites saucisses dedans et le soir on recevait des tartines avec du « hagelslag », un granulé de sucre à l’anis de toutes couleurs, qu’on mangeait avec une fourchette et un couteau. Chaque fois que j’allais la visiter, tante Mimi me répétait l’histoire de quand j’étais petite et qu’elle m’avait fait goûter au bon lait des vaches hollandaises. J’avais déclaré fermement : « c’est aussi bon que de l’eau ». Pour moi c’était un compliment, mais à l’évidence elle ne l’avait pas pris comme ça.
Avec les garçons de tante Mimi (elle n’avait qu’une fille, beaucoup plus âgée), on jouait aux cow-boys et aux indiens. J’avais reçu un beau costume de cowboy à la Saint-Nicolas et c’était l’occasion de l’utiliser. Mais on allait aussi en excursion vers l’Escaut, qui à Terneuzen est tellement large qu’on ne voit pas l’autre côté. 

Transition

Jusque là j’avais été une petite fille sage qui faisait ce que disait sa maman : la seule frasque un peu sérieuse fut due à ma curiosité. J’avais demandé une tente de camping à Saint Nicolas. 
J’en avais tellement envie que je ne pouvais plus attendre avant de vérifier si elle était bien là. Bien sûr je ne croyais plus à Saint Nicolas depuis longtemps (devant leur prolifération dans les magasins, mes parents prétendaient que le seul véritable était celui du Bon Marché à Bruxelles), mais le salon où ils avaient disposé pendant la nuit tous les jouets, pains d’épices, clémentines, chocolats en forme de Zwarte Piet (Père Fouettard, le pauvre est maintenant accusé de racisme) et autres speculoos traditionnelles était fermé à clé et tous les rideaux bien tirés.


Alors je me suis souvenue du carreau cassé entre le bureau et le salon. Je m’étais arrangée (sans doute en me déclarant malade) pour rester à la maison pendant que tout le monde était parti à la messe du dimanche. Je passe donc en rampant par le carreau manquant pour jeter un coup d’œil rapide. Oui, la tente est là, mais la conscience peu tranquille, j’avoue mon crime aussitôt. Heureusement, grâce à mon aveu je ne suis pas punie et je plante bientôt ma tente dans le jardin. Evidemment il n’est pas question de dormir dedans, on est en décembre.

Cette même tente allait servir un été pour aller camper avec ma cousine Martine dans le jardin d’oncle René et tante Crico. C’était au tout début des stations de rock et nous écoutions sur un transistor les émissions de Londres SW 1, où nous allions bientôt pouvoir découvrir et écouter, plus ou moins en cachette, les Beatles. Désormais, nous étions des adolescentes et tout allait changer.


 
 

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