mardi 24 mars 2015

Au boulot



Retour à La Paz

Après notre séjour de deux ans à Boston et la naissance de Joaquín, j’avais repris en octobre 1984 mon travail comme directrice de l’Institut d’Ecologie de l’Université Majeure de Saint André (UMSA). Juan Antonio enseignait l’économie à l’Université Catholique de Bolivie, également à La Paz, et y dirigeait l’Institut de recherches socio-économiques avec son ami Salvador Romero.
Portrait de groupe des professeurs de l'Université Catholique de La Paz
Isabel avait maintenant quinze ans, Adriana douze et Esteban neuf ans. Les trois plus grands fréquentaient le collège franco-bolivien. J’ai raconté dans un autre chapitre les péripéties de l’hyperinflation de cette période, et les évènements politiques mouvementés pendant le gouvernement de Hernán Siles Suazo et l’Union Démocrate et Populaire (UDP). Bien souvent, les transports publics étaient en grève et les enfants allaient à l’école à pied et revenaient parfois en auto-stop à cause de la forte montée pour arriver à la maison. Les gens étaient relativement solidaires pour prendre des écoliers dans leur voiture.

Pendant que j’étais au travail, Joaquín restait à la garde de notre bonne, Lucy, qui s’occupait en même temps de sa petite nièce orpheline, dont je n’arrive plus à me rappeler le nom. Toute la famille de Lucy passait d’ailleurs du temps chez nous.
Sa jeune sœur Daisy faisait le nettoyage deux matinées par semaine, et ses neveux René et Tito lavaient de temps en temps les vitres, ciraient les planchers ou travaillaient quelquefois à bêcher le jardin. Ce système un peu compliqué servait surtout d’assurance contre le vol : les deux garçons étaient bien connus dans le quartier pour leurs larcins, mais ils ne venaient pas voler chez nous par respect pour le travail de leur tante.


A l’époque nous avions essayé d’établir un jardin potager, à cause de la pénurie de légumes due à l’hyperinflation et la spéculation qu’elle causait, mais sans beaucoup de succès : les fourmis mangeaient les jeunes pouces de petits pois à mesure qu’ils germaient, et nos chiens, Platon et Aristote, cueillaient délicatement les petits choux-fleurs dès qu’ils commençaient à grossir un peu, laissant les feuilles intactes tout autour pour cacher leur méfait. 

Nous avons tout de même récolté une bonne quantité de laitues et de radis et même quelques pommes de terre et carottes déformes. Quant aux arbres fruitiers, ils ont toujours servi strictement à attirer les oiseaux, pour notre plus grand plaisir d’ailleurs. Les prunes étaient toujours mangées bien avant de pouvoir mûrir.


Un vrai campus ?

L’institut d’Ecologie occupait depuis 1983 une construction de type industriel à Cota-Cota. Il s’agissait de la moitié arrière d’une espèce de hangar, construit un peu à la hâte et avec des matériaux assez précaires, mais du moins il y avait de la place pour tous les biologistes. Les trois constructions du campus se partageaient entre les départements de physique, chimie, biologie et géologie. 

Avec l’aide de la coopération allemande, plus précisément de la Gesellschaft für Technische Zusammenarbeiten, GTZ, nous avions pu équiper de modestes laboratoires d’édaphologie (science du sol), de microbiologie, de zoologie, d’aéro-photogrammétrie, de physiologie végétale, et il y avait à l’étage un herbier bien installé qui allait bientôt se fusionner avec celui du Musée National d’Histoire Naturelle, grâce à un accord signé avec l’appui moral de l’UNESCO, en 1984. Plus tard, en 1989, le même genre d’accord allait unifier les collections de zoologie de l’institut et du musée, situé juste à côté.
Pendant les années suivantes, les étudiants d’architecture allaient présenter des plans et des maquettes grandioses d’instituts de recherche universitaire comme travail de fin d’études, mais la construction de ces merveilles ne vit bien sûr jamais le jour. Notre institut grandit pourtant petit à petit, de bric et de broc, de façon improvisée et en fonction des besoins croissants. Comme l’université n’avait pas d’argent à l’époque et que la coopération allemande de la GTZ n’avait pas le droit de financer des constructions, tout cela passait sous la rubrique de « réparations ». C’est ainsi que nous avons en quelques années doublé la surface de l’herbier, construit trois salles de cours et une bibliothèque, puis des bureaux et des laboratoires supplémentaires. 

Plus tard nous allions obtenir du financement international pour des projets de construction et d’équipement bien plus ambitieux. Maintenant, les universités d’état boliviennes ont leurs propres ressources qui proviennent des taxes sur l’exploitation des hydrocarbures et investissent presque tout en briques et en ciment. 
Au cours des années, le bucolique campus où venaient brouter les moutons allait d’ailleurs se couvrir de toutes sortes d’édifices appartenant à différentes facultés, d’une façon complètement anarchique, sans avoir rien en commun avec aucun des nombreux « plans directeurs » que les architectes et les autorités de l’université avaient prévus. 

Heureusement Stephan Beck et Esther Valenzuela avaient pu assurer depuis le début 5 hectares de terrain pour installer leur futur jardin botanique. Une partie de ce terrain est devenu un joli parc avec un étang, une autre partie produit des herbes médicinales et culinaires, et la troisième, sur la colline derrière le campus, est laissée dans son état naturel pour y faire des études de récupération de la végétation d’origine.

Une excursion à la campagne

Mais retournons un peu en arrière. Au début du fonctionnement de l’institut, en 1979-1980, il fallait bien sûr mettre au point les méthodes de travail et faire les premiers relevés qui allaient permettre de décrire quelques écosystèmes représentatifs pour la Bolivie. 

En général il s’agissait de suivre à quatre pattes, pendant une ou deux journées, la pente d’une colline pour faire des prélèvements de sol, de flore et de faune, mesurer des coefficients d’évaporation du sol et des feuilles, mesurer la force de succion des racines, la température de l’air et du sol, etc. pour élaborer un profil des variations, aussi bien en fonction de l’altitude qu’au cours de 24 heures. Les piquets et les ficelles, les petits pots et les sachets en plastique, le papier journal, les thermomètres et les pioches faisaient partie de l’équipement de base. 

Lorsque c’était possible et que les habitants locaux étaient d’accord, on établissait aussi, en même temps qu’une petite station météo, un enclos où les moutons, les lamas et les vaches ne pouvaient pas brouter, pour suivre l’évolution naturelle et la récupération de l’écosystème en absence d’impacts. Les premiers travaux se faisaient sur l’altiplano, dans la région de Caracollo et du lac Titicaca, pour ensuite s’étendre vers les Yungas, le pied oriental des Andes, les savanes tropicales et les forêts. 

Dans les tous premiers temps, les chercheurs travaillaient tous ensemble, chacun dans sa spécialité, sur le même lopin. Il faut dire que nous n’étions pas nombreux. Malheureusement, cela n’allait pas durer : bientôt chacun préférerait suivre son propre chemin et les recherches pluridisciplinaires devenaient de plus en plus partielles et fragmentées. Il faut dire que continuer à faire des inventaires complets de ce genre n’aurait pas eu beaucoup d’applications immédiatement utiles, et que les problèmes concrets des paysans avec qui on travaillait nous mettait devant le défi d’apporter des solutions beaucoup plus en rapport avec leurs besoins.  

Peu à peu les travaux s’organisaient alors dans le cadre de trois programmes : agro-écologie, conservation de la biodiversité et qualité de l’environnement. En agro-écologie le travail se faisait en collaboration directe avec les communautés paysannes et souvent ensemble avec des étudiants d’agronomie qui faisaient ainsi leur travail de fin d’études avec nous. Les thèmes pouvaient aller de la construction de serres rustiques, à l’emploi de contrôles biologiques sur les insectes nuisibles ou la production biologique de riz et de cacao. 

En conservation, le travail se faisait surtout à l’intérieur du système de zones naturelles protégées, en commençant par la Station Biologique du Béni, puis dans les autres parcs nationaux à mesure que l’état les établissait. L’institut participait directement dans l’élaboration des plans d’administration de plusieurs parcs, faisait souvent partie de leur conseil scientifique et y organisait des recherches, généralement en collaboration avec des chercheurs étrangers. Werner Hanagarth et Juan Pablo Arce, tous deux décédés bien trop tôt, étaient des pionniers pour l’établissement et le fonctionnement de zones protégées en Bolivie.
L’étude de la qualité de l’environnement concernait surtout les problèmes d’érosion du sol, de contamination de l’eau et de l’air, entre autres, et s’appliquait aussi bien en ville qu’à la campagne. D’abord modeste, ce travail allait prendre de l’ampleur dans les années 1990.

Les projets étaient très nombreux et obtenaient leurs ressources de plusieurs agences de coopération internationale. Les unités de recherche de l’institut signaient des accords de coopération avec diverses universités étrangères et agences de coopération technique, à mesure que notre capacité scientifique augmentait. L’université Saint André ne payait strictement que nos salaires et tous les chercheurs étaient en même temps enseignants pour la carrière de biologie. Mais heureusement la charge d’enseignement n’était pas lourde et nous avions accès au financement externe pour nos besoins de recherche.


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